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Deuxième Partie: Queens

I.

Il était minuit passé lorsqu'il atterrit à Kennedy-Airport. Il se fit conduire en taxi à l'adresse toute proche que son père lui avait indiquée dans sa lettre du Japon, car il avait déménagé précipitamment du loft de Sullivan Street avant de partir. C'était à Flushing, un secteur de Queens, où la branche lithuano-juive, les Herzberg, depuis longtemps déconnectée, de l'ascendance de Jason Lovatt, était établie, et se perpétuait par quelques héritages immobiliers qui étaient venus à sa mère. Lorsque Jason avait commencé de réussir à New York, il avait fait revenir sa mère du Minnesota pour la rapprocher de lui. Elle n'était point juive d'ailleurs, et son père, un pédiatre, avait transformé le nom de famille en un plus euphonique et mondain Hartmond, et embrassé la franc-maçonnerie bien avant qu'elle ne fût née. Daniel, habitué enfantin de Manhattan et des plages de Long Island, n'avait jamais pénétré ces immenses zones de l'agglomération new yorkaise qu'il avait, jusque là, simplement survolées ou traversées sur les expressways suspendus, mais ne laissait pas de s'étonner que son père ait pu choisir soudain de s'y installer. Il ne l'avait jamais entendu exprimer autre chose qu'un mépris écrasant pour ce damier de ghettos bourgeois et d'industrieuses colonies superposées d'immigrants, "dont les noms faisaient des bruits de chasse d'eau," comme il disait, et dont chacune s'appliquait à préparer une génération nouvelle d'arrivistes lesquels, par vagues régulières, prenaient d'assaut le continent.

Une succession de rues en plan quadrillé, avec des maisons toutes du même style, vieilles de cinquante ou soixante ans, bois et briques et stuc, et revêtements d'amiante; porches et pelouses. Arbres épais, silence. Forest Street. Le taxi s'arrêta devant une maison de bois assez grande, peinte en gris, surélevée par rapport à la rue sur une sorte de talus gazonné, précédée d'un porche sur toute sa longueur, avec un double encorbellement trapézoïde, d'une brutale symétrie. Elle était identique à toutes les autres de ce pâté, et consituée comme elles de deux moitiés jumelées.

Il y avait une faible lumière à l'étage, à droite, et Daniel opta pour la moitié obscure, dont les fenêtres étaient obstruées par des stores de raphia. La voisine, "Loretta, une fille vraiment charmante," avait été instruite de mettre la clé sous un pot de géraniums. Il y avait en effet un unique pot de géraniums posé à côté du paillasson. Son arrivée sur le porche fut saluée, de l'intérieur de la maison, du côté éclairé, par un déchaînement d'aboiements puissants, caverneux, qui s'arrêta dans un gémissement de regret, suivi de silence et d'un bruit rythmé et pesant de griffes piquant le plancher, s'éloignant.

Il ouvrit la porte-pare-tempête de tôle, ornée de la silhouette noire d'un aigle en vol, puis la porte de bois peinte en blanc, qui avait un heurtoir de bronze en forme d'urne antique. Il chercha le commutateur à tâtons, se trouva allumer la lumière du porche. Il traîna ses bagages à l'intérieur du hall étroit et s'aperçut, par l'état du living-room qui s'ouvrait directement sur le hall par un plein-cintre, que son père, de toute évidence, n'avait pas eu le temps de s'installer avant de partir. Meubles et caisses avaient été déposés hâtivement, en désordre, empilés sans arrangement aucun.

La cuisine s'ouvrait sur le hall, à l'arrière. Sans doute était-elle agréable et ensoleillée durant le jour, l'équipement n'était pas neuf mais il n'y manquait rien, c'était, au rez-de-chaussée, la seule pièce immédiatement habitable. Une porte donnait sur la cour, en arrière de la maison. Un autre commutateur éclaira l'extérieur, où il distinga une sorte de hangar trop petit pour être un garage, où un panier de basket-ball était accroché. Il y avait un espace de gravier, où la Porsche noire était garée, à côté d'une longue, vieille voiture américaine sombre et basse, à deux portes, à laquelle il trouva quelque chose de déhanché, comme si elle avait un pneu à plat.

Dans le réfrigérateur, il y avait deux cartons, de lait écrémé et de jus d'orange, on avait du les y placer le jour-même. Il y avait aussi du pain en tranches, blanc et spongieux, des oeufs, du beurre, une boîte de café Maxwell House, un grand sac de pommes chips emballé sous vide, marqué French Fries. Il commençait de se faire une idée assez précise de sa voisine et sourit intérieurement, avec satisfaction. Il y avait aussi une tablette de chocolat, qu'il emporta avec lui.

A l'étage, il trouva d'abord la salle de bains, une minuscule salle de bains new-yorkaise des années trente dont il avait vu un nombre infini d'exemplaires, par exemple, celles de l'appartement de Joyce et de Rory, distinguée, celle-ci, par un grand poster représentant, démesurément agrandi et gravé avec une précision dürérienne, un con ouvert: une des fiertés de Jason. Puis il trouva une grande chambre mansardée qui incluait l'encorbellement de l'étage, où s'entassaient encore des meubles, et une autre chambre, qui donnait sur la cour, contenant l'immense lit de Jason, qui remplissait presque tout l'espace au sol, recouvert de l'édredon piqué qu'il avait fait exécuter, en couleurs psychédéliques, représentant l'affiche de "Skinny."

Il la roula au bas du lit. Il faisait une chaleur étouffante. Il mit en marche le conditionneur d'air, un vieux modèle si bruyant qu'il décida de l'éteindre aussitôt; il eut du mal à ouvrir l'autre fenêtre, qui était à guillotine, et dont la peinture s'écaillait. Il se déshabilla, laissant ses vêtements en tas sur le sol, et se glissa tout nu entre les draps de lin, gris et frais. On avait fait le lit, pour lui. Les branches d'un grand arbre touchaient l'une des fenêtres, retenues par l'écran-moustiquaire. En cette saison, début septembre, à Thonon, l'on commençait à mettre le chauffage. Ici, c'était encore le plein été, lourd, humide et bruyant de cigales. Il dévora le chocolat. Avant de s'endormir il distinga au plafond, au-dessus du lit, malgré l'obscurité, de grandes fissures. Son père avait emménagé sans que les peintures ne fussent refaites. Le dernier courier de son père était une carte postale de l'hôtel Nikko, à Yokohama: il allait prolonger son séjour de quelques semaines, il se trouvait sur le point de conclure une affaire fantastique, dans le domaine de l'entertainment, le potentiel de ce pays défiait l'imagination... Il crut entendre un enfant pleurer. Comme sa conscience s'éteignait, un doute assaillit Daniel: si le Japon ne marchait pas, son père serait peut-être forcé de vivre dans un appartement non repeint... Mais non, se dit-il, il utilisait cette maison temporairement, pour y déposer ses affaires; sans nul doute, il reprendrait un appartement à Manhattan dès son retour... Ou bien, il avait peut-être décidé de se mettre avec Dola après tout...

Au pied du lit, devant la fenêtre, il y avait un espace non encombré. Il plia l'un des draps et l'étendit soigneusement par terre. Il faisait jour, et frais. Il se mit debout face à la fenêtre, les mains jointes sur son sternum, en position de prière. Il commença de compter dans son cerveau encore vide. Il entendit les rumeurs d'oiseaux, le bruit très lointain d'un avion, et les accueillit avec dévotion, comme des détails qu'il pouvait oblitérer pendant une fraction de seconde par un effort de concentration, vrillant son âme d'une pointe de pur silence, de sa propre création. Il voyait des couronnes d'arbres, un bout de toit. Un chien aboya. Quatre minutes il resta ainsi, puis deux sur chacune de ses jambes seules, dans la "position de l'arbre." Cette immobilité, curieusement, l'échauffait. Il suivit le rituel des autres positions. Il expira profondément et, debout, les jambes très droites, il entoura ses chevilles de ses mains et s'efforçait de poser son front à la base de ses genoux - lorsque le téléphone sonna. Il n'était pas sept heures. L'interruption, au milieu de cette extrème tension des muscles, était atrocement contrariante. Il laissa sonner plusieurs fois avant de se redresser. Lorsqu'il se redressa, l'air le remplit comme un coup de vent. Il en perdit presque l'équilibre. Sûrement, ce devait être un faux numéro.

C'était Mrs Lovatt, sa grand-mère, qui appela.

Elle hurla, lorsqu'il décrocha le récepteur, à lui déchirer le tympan. Il s'aperçut qu'elle n'y était pour rien, que le récepteur était équippé d'une sorte d'amplificateur. Son père devait avoir des troubles d'audition. Il ne s'en était jamais aperçu. Il s'évertua pendant plusieurs secondes pour faire baisser le volume.

- Où étais-tu? cria-t-elle. Je t'ai appelé tout l'après-midi!

- Je n'étais pas ici du tout, Grandma'. J'étais à San Francisco. Je suis rentré au milieu de la nuit.

Dix minutes plus tard, il se retrouva sur le porche, devant la porte de sa voisine, vêtu à la hâte, en nage, les nerfs encore agités par l'interruption brutale de ses exercices, chargé de la commission la plus humiliante de son existence. Il n'était pas sept heures d'un dimanche matin, et il ne pouvait la prévenir au téléphone, car Mrs Lovatt n'avait retenu ni son nom, ni son numéro. Cette porte n'avait pas de heurtoir, mais une sonnette.

Avant même qu'il eût touché le bouton, des aboiements se déchaînèrent à l'intérieur, éclatants et profonds, il entendit le bruit lourd des grosses pattes qui couraient, accompagné du son des griffes, comme de crotales, c'était comme le tonnerre avec une averse de grêle, il entendit des cris d'enfant, puis une voix de femme, dominant le bruit, venant du fond de la maison. Elle cria: Silence! Tais-toi! Au moins, elle était levée! Il entendit une course de petits pas dans le hall, la précédant. Il se souvint comme ses petites soeurs se levaient tôt dans leur enfance, et couraient dans la maison, de pièce en pièce, avec les chiens.

Le chien était derrière la porte, il reniflait comme un sanglier, il haletait; frustré, il émettait des aboiements étouffés: wouff! wouff! Daniel n'entendait plus la femme. Elle avait du décider qu'il s'agissait d'une fausse alerte. L'arrivée du journal, peut-être. Il appela:

- Hello!

Le chien, confirmé dans ses alarmes, cette fois se déchaîna, l'enfant cria: Mummy! Mummy! La voix s'éleva, au milieu du vacarme:

- Qui est-ce?

Il tenta de répondre, mais elle ne pouvait rien entendre.

- Quoi?

- Votre voisin!

- Un moment!

Elle gronda le chien. Il se tut finalement, avec des gémissements pitoyables.

- Je suis terriblement désolé... dit Daniel.

Les aboiements repartirent.

- Attendez une minute.

La porte, maintenant. Deux, trois serrures, loquets. Clés. Grincements. Une grande chevelure bouclée couleur de miel, ou de gingembre. Elle était très bronzée; ses bras musclés et secs, son visage encore bouffi de sommeil, rides de soleil autour des yeux bleu clair, la mi-trentaine, robe de chambre à ramages, fermée négligemment, anthracite, avec en blanc une grille en losanges et des bouquets de fleurs, elle tenait fermé le col d'une main brune, noueuse, elle riait, elle était hors d'haleine, de l'autre main elle retenait par son collier le chien qui tentait de charger en avant, un grand briard beige échevelé qui sortait la langue, elle avait de larges épaules, les femmes ne lui paraissaient jamais grandes, même celles qui l'étaient.

- Vous êtes le fils de Jason!

- Excusez-moi...

- Je vous ai entendu rentrer la nuit dernière!

L'enfant derrière elle criait: Mummy, Mummy, Mummy!

- Oui, je viens! Elle dit: Entrez-donc!

Le chien se recula pour le laisser entrer.

- C'est Linda, dit-elle. Je suis Loretta!

- Je m'appelle Daniel!

- Oui, je sais!

Un petit garçon aux yeux et aux cheveux très noirs arriva, pleurant à demi et tenant une cuiller. Il s'insinua entre elle et la chienne.

- Mon fils, Lukas...

- Mummy! pleurnicha-t-il.

Daniel et la femme était séparés par la chienne et l'enfant. Elle le regardait tout droit, de près, avec un large sourire, les yeux brillants. Elle lâcha le col de sa robe de chambre pour serrer la tête de l'enfant qui avait entouré sa cuisse de ses bras. Elle avait un cou long et fort, avec des veines saillantes. Il était couvert de taches de rousseur. Sa poitrine aussi. Elles transparaissaient sous le bronzage. La chienne levait vers Daniel un regard aveuglé de mèches jaunes, sa truffe le humait avidement.

- Linda est très gentille, dit-elle, elle n'est pas du tout féroce.

Dans sa gêne, il caressa la tête de Linda qui fit mine aussitôt de se hausser sur ses pattes de derrière pour monter sur lui. Loretta la retint en imprimant une secousse à son collier.

- Allons, allons!

- J'ai l'habitude, dit-il. Nous avons de grands chiens à la maison...

- ça ne vous dérange pas de venir à la cuisine?

La cuisine était comme l'autre, symétrique, même équipement vert olive, mais remplie de la présence de cette femme. Il y avait un grand vase rempli de soleils. Un calendrier de guingois. Des rangées de bouteilles de verre de toutes les couleurs. Un désordre d'assiettes et de bols de céramique jaune et bleue, propres et sales. Des notes sur le réfrigérateur retenues par des souris aimantées. Une chaise d'enfant. Un chat tigré debout sur la table, surpris, la queue en houlette.

- Quelle sorte de chiens? demanda-t-elle.

- Deux saints-bernards, dit-il. Mon père a un teckel... Je veux dire... mon beau-père...

- Vous prenez du café? Je viens d'en faire...

- Non, merci... Je venais... Merci pour tout ce que vous avez mis dans le réfrigérateur...

- Oh, ce n'est rien du tout... Jason m'avait prévenue...

- Ma grand-mère vient de m'appeler, dit-il. Elle a besoin de...

Il ne parviendrait pas à sortir le mot. Surtout si elle le regardait ainsi, alarmée.

- Oh! de quoi donc?

- Elle est constipée, dit-il.

Il était paralysé d'embarras. La femme se méprit sur la gravité de son expression.

- Oh! dit-elle, frappée de commisération. Il lui faut des suppositoires pour enfants, comme l'autre fois... Malheureusement, je ne crois pas qu'il m'en reste... Je vais voir...

Elle monta à l'étage. Non, cria-t-elle du haut de l'escalier. C'était bien ce qu'elle pensait. Elle lui avait donné les derniers. Elle craignait qu'on n'en puisse obtenir que sur ordonnance.

Il accepta une tasse de café, après tout. Elle lui expliqua où se trouvait l'hypermarché le plus proche, un ACME, avec une pharmacie CVS à côté, et comment se rendre, de là, à la résidence de Mrs Lovatt. Il remarqua, au mur, une image du Sacré-Coeur et un petit bouquet de fleurs sèches fiché derrière. Les signes religieux, qui lui étaient indifférents en France, en Amérique l'alertaient. Elle était donc catholique, comme Dola. Quoique divorcée, ou séparée, selon toute apparence. Donc elle était sensée croire à la résurrection et à la vie éternelle de sa chair semée d'éphélides. Egalement, à la faute originelle, à la Présence Réelle, et à d'autres notions intéressantes et exotiques du même ordre. Or, il n'avait aucune raison de penser que cette femme, parmi les centaines de catholiques qu'il avait cotoyés de près (il en était un lui-même, en principe), se fût préoccupé de ces choses qui n'effleuraient plus l'esprit de personne. Le fait est qu'il voulait se la représenter catholique, pratiquante, avec le masochisme qui allait avec, et qui surtout l'attirait, d'une manière agaçante. Même, au lieu de ressentir de la gratitude pour son empressement et sa gentillesse, et pour le fait d'avoir deviné si vite ce qu'il voulait, et pour lui avoir rendu si agréable cette commission embarrassante en la traitant de la manière la plus sérieuse du monde, au premier degré, sans la moindre ironie ou lueur narquoise du regard, il s'en trouvait irrité: à en juger par le comportement de Loretta, son apparition matinale, sa démarche insolite lui paraissaient tout à fait normale. Alors qu'elle aurait du feindre, décemment, de trouver un petit côté comique à leur situation. Elle se montrait pratiquement obséquieuse. Et pourquoi? Pour plaire à Jason, bien sûr... Même absent, elle voulait le charmer dans sa tête, le contenter et le flatter; de lui rendre service, même par personne interposée, elle se trouvait presque euphorique. Soupçonneux, il demanda:

- Est-ce que mon père a vécu longtemps ici, avant son départ?

- Oh, non, dit-elle. Jason est reparti après deux semaines...

La seule mention de son nom allumait son regard. Où, comment, son père avait-il pu vivre dans sa moitié de maison, pendant deux semaines? Entre chambre et cuisine? Chez elle?

En sortant, il chercha des yeux la boîte au lettres, pour lire son nom: Theodorakatos. Il se souvint qu'Astoria, le quartier grec de New York, n'était qu'une autre partie de Queens, comme Flushing. Ce devait être le nom de son mari. Elle, devait être d'ascendance irlandaise, ou slave, ou polonaise. Puisque catholique. Ces pommettes hautes, ce nez retroussé trop charnu.

Le comptoir des ordonnances était fermé par une grille de fer. C'était dimanche, il n'ouvrait qu'à onze heures. Il parcourut le rayon des laxatifs, lisant les étiquettes. Car des laxatifs, qu'est-ce qu'il y en avait - une gondole pleine. Des laits, des pilules, des poudres, des gelées, des tisanes. Des cubes et des gélules. Rayon sur rayon. Et encore n'y avait-il pas les médicaments sur ordonnance, dont faisait partie les suppositoires. Il ne pouvait donc pas en acheter. Il ne voulait pas se présenter chez sa grand-mère les mains vides, cependant. Il commença de parcourir les rayons de laxatifs. Le drugstore était désert. La rhétorique des emballages le stupéfiait: c'était un unanime sussurement séducteur dans le style commercial le plus insipide, promettant "douceur," "tendresse," "gentillesse," "efficacité," "apaisement," "soulagement," "naturel," "respect," "délicatesse," "massage," "contrôle..." Et cette "flore intestinale" que nul ne manquait de mentionner rêveusement, comme s'il s'agissait de l'écologie d'une prairie opulente et primordiale, avec mammouths vautrés dans les graminées. Cette société si féroce, si avaricieuse, si violente! C'était donc là son point faible: la rétention anale. Toute cette littérature ignorée qui murmurait amoureusement à l'anus américain... Et la gondole suivante était consacrée aux hémorroïdes... Une industrie majeure. Il évoqua l'image de l'Amérique repliée, attendrie, sur son anus. Il était choqué par cette sentimentalité, ce narcissisme douceureux, comme il l'avait été par l'attitude indifférente et docile de Mrs Theodorakatos: chez lui, on parlait des fonctions d'excrétion sans gêne, mais jamais sérieusement, l'on gardait une certaine distance, si l'on ne gardait pas une certaine distance par rapport à la merde, alors par rapport à quoi? Il n'y avait jamais vraiment pensé... La merde c'était l'immanence même, elle nous rappelait la hâte obscène de nos cellules de rejoindre le désordre et l'entropie universelle, chier c'est mourir un peu... De l'ironie, par pitié...! Il se souvint d'un gourou de ses parents qui avalait un repas de sparadrap par mois qu'il re-dévidait par derrière, pour "se nettoyer l'intestin..." Mais il avait appris aussi que l'anus était une des parties du corps les plus nobles! Les plus innervées, les plus réceptives! L'on avait étudié les électrogrammes du sphincter: nulle part les émotions les plus délicates n'inscrivaient plus précisément leur passage. Alors, tous ces produits n'étaient que l'indice hurlant d'un incommensurable désastre des émotions, le gémissement nombreux et pitoyable d'une détresse généralisée...! Tous ces côlons rétifs, ces sigmoïdes spasmodiques, ces rectums reclus...

Après avoir manoeuvré, comme plus tôt Mrs Theodorakatos, une suite de cinq ou six loquets et chaînes clinquants et grinçants (il l'entendait respirer avec effort derrière la porte, en répétant: "Je viens! Je viens!" d'une voix puérile, sur trois notes) Mrs Lovatt lui ouvrit la porte de l'appartement. Elle l'accueillit avec un regard malicieux, agrandi et dédoublé par le double foyer de ses lunettes, et une expression quasiment triomphante, car après tout elle avait réussi à l'attirer chez elle au saut du lit, dès le premier jour, il ne lui avait guère résisté, son petit-fils. Personne ne lui résistait, à la petite fille, à l'espiègle mignonne, infantilisée. Il se pencha pour l'embrasser, et il lui pardonna presque car il la sentit frêle et cassante contre lui, ses chairs étaient parfaitement inconsistantes, comme des chiffons, quand on la serrait, et dessous il sentait l'édifice fragile de son squelette, menu, tout à fait inflexible, prêt à craquer à la première occasion. Il se dit: quelle connerie de m'emporter contre elle, la pauvre misérable, et elle sera morte bientôt. Comment avait-il pu se fâcher ainsi, sérieusement, contre les troubles d'évacuation d'une vieille femme, elle même en voie d'être évacuée? C'était bien de cela qu'elle avait peur, la pauvre vieille! La constipation, ce n'était rien... Une simple distraction de la peur de mourir... C'était pour cela qu'elle l'avait appelé au secours! Elle se refermait, crispée, elle ne voulait rien laisser partir, c'était compréhensible. Il restait si peu d'elle, déjà, pour commencer... Evanescente, insaisissable, plus qu'à moitié partie, plus qu'aux trois-quarts... Sa peau était ridée et fraîche, semblable à une bourse usée, serrée autour de la bouche teinte maladroitement d'un rouge à lèvre rose. Qu'est-ce que cela devait être, de vivre à l'intérieur de ces chairs deliquescentes, de ces os friables? De se sentir mangée, perdue, un peu plus, chaque jour? Non plus, comme lui, un carcan de muscles, mais une substance qui s'en allait à chaque souffle. Ses cheveux étaient teints en rose fraise, sa robe de chambre matelassée était rose et elle portait de ridicules pantoufles roses en forme de têtes de lapin. Si au moins elle s'habillait plus dignement, mais d'un autre côté, qu'avait donc de si digne la vieillesse de Mrs Lovatt, que des têtes de lapin auraient pu compromettre? Pour se défendre de l'ennemi, elle avait adopté une attitude irresponsable et infantile. Exigeante, capricieuse, fantasque. Quelle importance? "Les sages meurent aussi bien que les fous..." Il l'aurait peu connue, finalement. Il ne savait presque rien d'elle. Sinon que son père, selon Nikki, lui était dévoué d'une manière abjecte, qu'elle s'était lancée dans d'inlassables manipulations, auprès de lui, dirigées contre ses deux belles-filles, en fait, contre toute femme qui l'approchait. Il la retint dans ses bras, longuement, et elle s'étonna, et s'inquiéta de cette marque d'affection qui exédait son attente. Elle se raidit, se dégagea, effrayé sans doute, se doutant que c'était une idée de mort et de disparition qui lui avait traversé l'esprit. C'est à dire, un désir de la tuer (et il avait des raisons d'être fâché contre elle). En fait il semblait à Daniel que dansaient devant lui, en petites taches de lumière qui gênaient sa vision, les éphélides présumées éternelles de Mrs Theodorakatos.

- Je n'ai pas pu trouver de suppositoires, Grandma', lui dit-il, en lui tendant le sac de papier brun du drugstore. Et je n'ai pas pu m'en procurer à la pharmacie, car ils sont sur ordonnance...

- Cela ne fait rien, dit-elle, je n'en ai plus besoin. Et ajouta, à brûle-pourpoint:

- Quand donc reviendra ton père?

Et comme il lui répondait:

- C'est affreux! s'exclama-t-elle, soudain fort contrariée. C'est qu'il a toujours mon canapé! Il devait me le faire livrer quand il a déménagé. Qu'est-ce qu'il attend? Que je sois morte?

Et cela fait deux semaines que j'ai écrit à ta mère pour qu'elle m'envoie du parfum. Elle ne se presse pas, il faut croire...

- Il faut le temps d'aller et venir... Elle n'a peut-être pas reçu ta lettre... Je crois qu'ils sont à la campagne...

- Je croyais qu'elle vit à la campagne...

Le grand living-room où elle l'avait fait entrer ouvrait sur la cuisine, en retrait. Un homme était assis à côté de l'évier, accoudé à la surface de travail, le dos résolument tourné. L'homme était vêtu d'un tee-shirt rouge, il avait une calvitie. Sa nuque était rouge, comme d'un coup de soleil. Il buvait d'une grande tasse, qu'il tenait à deux mains. Il regardait devant lui, par la fenêtre. Il était jeune. Daniel le contempla, sidéré, hésitant.

- C'est Barry, mon petit-fils préféré, qui m'a apporté le remède, dit Mrs Lovatt.

Son sang ne fit qu'un tour. Il s'élança vers la cuisine.

- Barry! cria-t-il. Hello...!

L'homme se retourna lentement, tenant sa tasse en l'air, et dit:

- Hi!

Puis il but tranquillement une autre gorgée, en regardant par la fenêtre.

- Quelle surprise!

- Je ne sais pas ce que je ferais sans Barry, s'écria Mrs Lovatt, debout au milieu du living. Il n'est pas à toujours traîner n'importe où, au Japon, ou en Europe, lui! Il est là quand on a besoin de lui!

Il portait la moustache. Une moustache longue, plus sombre que ses cheveux, et qui encadrait les coins de sa bouche. Son visage était osseux, et pourtant menu. Des creux étaient précisément dessinés sous ses pommettes. Sur sa mâchoire triangulaire, à l'arête aiguë, sa peau était tendue, mince et cuivrée par le soleil. Pourtant, c'était un visage enfantin, inachevé. Les yeux étaient clairs, curieusement vagues. Son frère. Enfin, son demi-frère. Il ne l'avait pas vu depuis qu'il avait douze ans. Barry était alors un jeune adulte, de l'âge qui était le sien, maintenant. Daniel demeura avec un geste en suspens: on ne se donnait pas la main. Alors, quand on ne s'embrassait pas, on ne savait que faire. Mais la froideur de son accueil n'était pas nécessairement hostile.

- Yeah! dit Barry. Tu parles d'une surprise.

Ce n'était pas du café qu'il buvait, mais du bouillon. Il y avait devant lui une boîte de sachets de bouillon de boeuf. Cupo'soup. Penché en avant, il continua de siroter longuement, comme pour dissimuler son visage. Daniel l'intimidait.

Daniel se sentait excité, débordant, heureux. Il tenta de le mettre en confiance:

- Alors comme cela, c'est toi qui a trouvé le... remède salvateur... Tu as eu plus de chance que moi...

- Oui, dit Barry, modestement. J'ai une copine. Elle a un enfant... Alors...

- Je peux toujours compter sur lui, s'écria Mrs Lovatt.

- J'en suis ravi. Tu habites dans le coin?

Barry fit un geste vague en direction de la fenêtre.

- Par là, dit-il.

- A Queens?

Il acquiesca.

- Fresh Meadows, dit-il.

- Formidable! Alors, nous pourrons nous voir souvent...

- Tu n'habites pas ici, toi! dit Barry, poliment, comme pour le corriger.

- Je passe quelques jours dans le maison de papa!

- Mon père est de retour?

- Papa compte rester au Japon pour deux ou trois semaines encore! J'occupe sa maison...

- Tu arrives de France?

- Non, de Californie...

Il ne l'invita pas à s'asseoir; Daniel attira une chaise et s'installa près de lui. Barry n'y sembla pas faire attention, n'adapta point du moindre mouvement son attitude à sa proximité.

Il avait eu des problèmes, Barry, dans sa jeunesse. Daniel n'avait jamais su précisément de quelle sorte. Une fois, au moins, s'il s'était trouvé en thérapie, peut-être même en clinique. Quand Daniel venait passer des vacances avec son père, il avait peu l'occasion de le voir. Une fois, pour s'amuser, quand il était tout petit, Barry lui avait fait mettre la tête sous un tas de feuilles mortes et l'y avait maintenue de force; il avait été battu. Barry n'était pas allé à l'université, ou alors, il en était ressorti très vite. Un an ou deux plutôt, Jason et Joyce s'étaient mis ensemble pour lui acheter une franchise pour un pizzeria, quelque part dans un centre commercial. Depuis, disait Jason, Barry subvenait à ses propres besoins.

- Tout va bien? dit Daniel. On m'a dit que tu avais pris un restaurant...

Barry se râcla la gorge.

- Le Seigneur Jésus-Christ, annonça-t-il avec solemnité, m'a fait sortir de la restauration!

Allons, bon! Il a du faire faillite! se dit Daniel. Cela expliquait peut-être son attitude distante, honteuse. La religion avait cependant adouci sa chute. C'était heureux.

- Qu'est-ce que tu fais maintenant?

- Il a trouvé bon de me mettre dans les piscines, dit-il.

- Ah, c'est intéressant! Tu dois avoir pas mal de boulot, en cette saison!

- Avec Son aide, Nous nous débrouillons!

- Tu es très bronzé!

- Je suis dehors toute la journée!

- Tu es établi à ton propre compte?

- J'ai un patron, dit-il. C'est un Italien, mais il est sauvé, lui aussi. Cela s'appelle Aquaviva Pools, tu connais?

- Non!

- C'est très connu par ici!

- Moi, je vais rester ici pendant un an! annonça Daniel.

- Avec Papa?

- Non, je vais me chercher une chambre en ville. Je vais étudier à Columbia.

- C'est cher, dit Barry.

- Epouvantablement!

- C'est mon père qui te paie des études?

Barry vit qu'il avait marqué un point. Son visage s'anima imperceptiblement.

- Non, dit Daniel, avec candeur. C'est Maman. Et mon beau-père. (Il n'y avait jamais vraiment pensé.)

Barry hocha la tête.

- Ils sont riches?

- Disons, aisés.

Par souci d'honnêteté, il ajouta:

- Ils ont établi un fond pour moi, quand j'étais petit. Je suppose qu'une partie de l'argent que Papa a payé pour moi y a trouvé son chemin...

- C'est important, comme fond?

- Non, je ne crois pas, pas tellement!

- Nous, dit Barry, comme si ç'avait été un commentaire indifférent, on nous a balancés comme des ordures!

- C'est-à-dire?

- Ma soeur et moi, on nous a balancés comme des ordures.

- Je ne sais pas de quoi tu parles. Je suis sûr que tu exagères.

- Il suffit de regarder ma soeur... C'est une épave!

- Joyce? Mais qu'est-ce que tu racontes? C'est une femme extrèmement accomplie, elle a remarquablement réussi dans sa profession, elle...

- Réussi...! s'écria Barry avec un hideux mépris, la mâchoire tremblante. Elle est stérile, anorexique, frigide, névrosée... Une athée, une féministe... Une castratrice de première... Tu connais son mari...? Elle ne pense qu'à l'argent, aux biens matériels... C'est pas une femme, c'est une épave... C'est une pauvre, pauvre victime... Une pauvre petite fille... Ma pauvre, pauvre petite soeur... Pourquoi? Parce que, quand elle était enfant, on l'a balancée comme une ordure... On lui a dit: quand tu seras morte, tu seras brûlée, ou enterrée et mangée par les vers, comme les ordures... Des gens soi-disant intelligents, mon père et ma mère, voilà ce qu'ils nous disaient...

Il aurait voulu lui prendre la main, mais il se doutait que Barry recevrait n'importe quel geste de sa part comme l'équivalent d'une gifle (qu'il avait également envie de lui administrer: qu'était-ce que cet étalage de mauvaise sentimentalité métaphysique, destiné à l'insulter?)

- Il faut oublier tout ça, dit-il. Ils avaient leurs croyances et toi, tu as trouvé les tiennes. Il faut oublier la mort... (A laquelle il venait de penser avec une surprenante intensité, en embrassant sa grand-mère). L'important, c'est la manière dont on parvient à vivre... les uns avec les autres...

- Toi, qu'est-ce qu'ils t'on dit, quand tu étais gosse?

- Je ne sais plus, vraiment, je ne me souviens plus... Je crois qu'à un certain moment, Maman s'est rapproché de sa vieille religion... Elle a du me dire que j'irai au ciel...

- Au ciel, s'écria Barry. Tu vois, toi, au ciel, et nous, comme des ordures...

- C'est quoi, ta religion?

- Le Christianisme, dit-il, avec moins de conviction que Daniel n'en attendait. Son regard s'évada par la fenêtre et il commença de bouger ses pieds avec embarras sur le linoléum.

- Un vaste mouvement! dit Daniel. Et, comme Barry ne répondait pas, il ajouta:

- J'espère qu'on aura souvent l'occasion d'être ensemble, maintenant que je suis aux US! Nous n'avons pas été très proches l'un de l'autre, jusqu'ici. C'est dommage!

- Je ne sais pas, dit Barry. Je suis très occupé.

- Oui, bien sûr. Mais enfin, tu vas à l'église le dimanche?

Tu pourrais me dire où c'est et je pourrais y aller avec toi...

- Aujourd'hui, répondit-il, méfiant, je n'irai pas.

- Alors, la semaine prochaine? Tu me donnes ton numéro de téléphone?

Daniel retourna dans le living room pour y chercher du papier et un crayon. Mrs Lovatt avait disparu dans la salle de bains. Le poste de télévision était en marche: dans un temple pharamineux, une messe colossale devant un drapeau américain large et haut comme le baldaquin de Saint-Pierre, au moins. Barry écrivit son numéro.

- Tu vis seul?

- Il y a un répondeur. Tu peux laisser un message.

- Cette amie que tu mentionnais, celle qui a un enfant, elle vit près de chez toi?

- Je ne peux pas donner cette information.

- Excuse-moi...

Daniel glissa le papier plié dans la poche de son pantalon.

- Je suis très, très content de voir, dit-il, en le regardant dans les yeux, souriant. C'était un coup de pot de se rencontrer ici...

- Je suis content, moi aussi, dit Barry, évasif.

- Tu fais de la natation? Avec toutes ces piscines...

- Je vais dans l'océan, de temps en temps...

- On pourrait aller nager ensemble, un de ces week-ends...

- Je ne sais pas, dit Barry. Cela dépend de mon emploi du temps.

Il est vraiment très déplaisant, décida Daniel, lorsqu'ils se furent quittés. Je ne l'aime pas, pas plus que je n'aime ma grand-mère... Il éprouvait pourtant une très forte envie d'être avec lui, de lui parler, une violente curiosité d'intimité. Après tout, se dit-il, c'est mon seul frère!




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