previous.gif     next.gif    

II.

Il quitta l'immeuble de la quatre-vingt-neuvième rue en tenant en équilibre sur son épaule la lourde et encombrante saucisse qui contenait presque toutes ses possessions, en fait, un vieux sac de hockey sur glace.

Il faisait chaud déjà, l'air était d'une chaleur duvetée, qui vous touchait de partout, qu'il ne trouvait pas désagréable. Il était vêtu d'un tee-shirt et d'un short des dimensions d'un maillot de bain, et pieds nus dans ses Adidas. En bandoulière, il portait son ordinateur portable, Vectra LS, qui ajoutait à la sienne une mémoire de 40 mégabytes, expansible à l'infini par l'addition de disques durs et mous: une partie presque inséparable de sa personne.

L'immeuble avait une sorte de trou de cave entouré d'une balustrade de fer, des marches y descendaient depuis le trottoir, menant à un passage souterrain où les concierges empilaient les grands sacs à ordures de plastique noir. Sur l'amoncellement de sacs un homme dormait. Il avait du passer la nuit là, à une dizaine de mètres à la verticale de l'irritante gentillesse querelleuse de Joyce, de la larmoyante énormité de Rory McCreary, du canapé où Daniel avait dormi, encore à moitié en France, à moitié descendant dans l'éblouissement nocturne de New York City. Deux grands pieds noirs paisibles et crevassés, aux orteils écartés, sortaient de ses loques. Plantes saumon sales, aux voûtes si hautes qu'elles étaient propres dans le creux. Joyce et Rory avaient pris leur taxi matinal pour Wall Street. Daniel les oubliait rapidement. Ayant aperçu ces pieds, il ne pouvait plus penser à autre chose. Toujours, dès qu'il débarquait à New York, les hommes et les femmes noirs devenaient pour lui l'objet d'une obsession fascinée: ils lui semblaient être la substance même de New York, son cadre et son centre, la lettre et l'esprit, les caractères écrits sur la page blanche, pourtant l'on était parvenu à élaborer une cité idéale, une cité parallèle, une cité qui était une conception de l'esprit, où ils n'habitaient pas. Rien, en Joyce et Rory, dans leur mode de vie, ou dans leur appartement, ne montrait autrement que comme un lointain décor la substance du monde noir au milieu duquel ils vivaient. Cela vous frappait en pleine figure quand on arrivait du dehors. Au bout de quelques jours, l'on était happé par la toute-puissante cité invisible, on passait de l'autre côté, on s'habituait, on était arrivé enfin. Mais pour le moment, Daniel était encore tout vibrant du choc.

Un mendiant jovial, avec une tétine autour du cou, l'aborda sur Broadway. Il courait en va et vient sur toute la largeur du trottoir, quêtant des quarters, joyeusement, en cabriolant, comme un chien entre deux maîtres. Un peu plus bas, un noble vieillard en robes bibliques, accroupi au milieu du trottoir, leva vers lui un sourire partiellement édenté et un gobelet en styromousse au nom d'un restaurant grec.

Au-dessus de l'entrée de la station du métro de la quatre-vingt-sixième rue, vers laquelle il marchait, un panneau publicitaire pour une marque de whisky: une belle jeune femme noire ravie-extatique confiait à sa meilleure amie: "Il adore mon gosse ET il boit du Johnny Walker!" Appel au sentiment maternel! Les trois quarts des enfants noirs de New York naissant de mères célibataires, il devait bien se trouver un nombre assez considérable pour que l'on songeât à s'adresser à elles, de jolies femmes avec un petit revenu qui rêvaient du mâle idéal, respectable, celui que l'on attrape avec une bouteille de Johnny Walker... Un noir qui serait comme un blanc! Black Label...! Deux messages sous-jacents mais bien clairs: mon môme n'est pas un obstacle, du moment que j'offre du Johnny Walker; c'est pour le bien de mon enfant que j'offre du Johnny Walker. Deux culpabilités en même temps adressées. Un petit chef d'oeuvre. Daniel en fut absolument révolté.

En s'approchant de la bouche du métro, il ralentit pour se distancer de deux jeunes hommes qui s'apprêtaient à descendre. On l'avait prévenu, inquiété. Cela remontait très loin. Il eut honte de son réflexe. Il n'aurait pas changé son allure s'il s'était agi de Blancs, se dit-il. Même lui. S'ils avaient été blancs, il n'aurait pas fait attention à leur présence. Il ne les aurait pas vus. C'était le nerf du problème. C'était cette méfiance-là qui constituait un tabou. Qu'aucune loi, aucune disposition d'aucune sorte ne parviendrait à éliminer. Dont l'existence même devait être ignorée, niée. Inspiré par l'indignation qu'avait provoquée en lui le panneau publicitaire, il équilibra son bagage. Il pressa le pas pour raccourcir la distance. Du coin de l'oeil, les deux jeunes hommes l'avaient vu. Sans doute étaient-ils habitués à cet écart? Ils percevraient peut-être son rapprochement comme une menace? Tant pis, qu'ils apprennent! Il irait du même pas, avec les mêmes mouvements et la même expression que s'ils avaient été de sa race. On verra bien! C'était fou, les différences qui apparaissaient dans votre attitude, lorsqu'on y faisait attention. Il nota que l'un d'eux tenait à la main une bouteille de jus d'orange qu'il buvait à la paille. Une de ces bouteilles qui évoque un biberon. Il rit en lui-même: quoi de plus innocent? Quelle absurdité, de craindre un homme qui sirote du jus d'orange dans la rue!

Ils s'étaient engagés dans l'escalier et Daniel les suivait de près. Il eut vite raison de s'inquiéter: l'homme au jus d'orange gesticulait bizarrement. L'homme au jus d'orange s'arrêta soudain en plein milieu des marches et hurla à la tête de son compagnon:

- Shit! J'en veux pas, de ton jus d'orange!

Daniel s'arrêta, la saucisse en équilibre sur son épaule. L'autre homme, trois marches plus bas, se retourna, le visage impassible. L'homme qui gesticulait renversa la bouteille dans sa main et fit voler le jus d'orange à l'entour, sur les marches, et particulièrement, intentionnellement, sur Daniel, sur ses jambes nues et sur ses Adidas. Il criait sur un ton d'hystérie.

- Bois le toi-même, fils de pute, ton jus d'orange, qu'est-ce qui te fait croire que j'en veux, moi, de ton jus d'orange!

L'autre restait calme. Il dit, sévèrement:

- Allons, viens!

L'homme calme levait vers Daniel un regard effrayé, ou hostile. Etait-ce l'effet de la peur, Daniel ne se souvenait pas d'avoir jamais reçu un pareil regard. Il décida qu'il fallait continuer comme si de rien n'était. Il évita l'homme qui criait et gesticulait, ce qui l'obligea à marcher droit vers son compagnon, d'une manière qui pouvait paraître intimidante. Il se donna une expression sereine, aimable, qu'importait qu'elle fût ridicule chez quelqu'un qui venait d'être aspergé sur tout son long. Lorsqu'il fut tout près, l'homme s'écarta pour le laisser passer. L'autre lança la bouteille vide après lui mais sans le viser, car il eût été facile de l'atteindre, la bouteille rebondit contre le mur et descendit l'escalier en sautant de marche en marche en se renversant, col-cul, jusqu'en bas. Tandis que la voix retentissait, amplifiée par les murs de la station :

- I DUN' WANNO ORANGE JUICE!

Une crise de crack! Rien que d'habituel: un mec qui déverrouillait soudain, à un coin de rue. Une pauvre cervelle qui pétait comme un melon qu'on écrabouille. La marijuana pour Wall Street, le crack pour le Bronx. Des gosses naissent par dizaines de milliers, crackés, esquintés à vie. Sur le quai, les voyageurs levaient en direction de ce cinglé vociférant, et du blond jeune homme qui se précipitait dans l'escalier avec une certaine hâte, un regard à la fois accoutumé à l'alarme et indifférent. Daniel descendit le quai d'un pas rapide. Les deux hommes avaient rejoint la foule et le drogué gueulait de plus en plus fort et agitait ses bras en moulinets. Heureusement, la rame arriva presque aussitôt. Daniel chargea à l'intérieur. Les occupants de la voiture tendirent l'oreille, essayant de distinguer ce qui se passait au-dehors. Le hurlement, qui se réverbérait dans la station, était effroyable, hideux: un cri d'égorgé.

- Qu'est qui se passe? Qu'est-ce qui lui arrive, à ce type?

- Il dit qu'il ne veut pas de jus d'orange!

Pour empêcher le hurleur de monter, le train referma ses portes hâtivement, laissant sur le quai les voyageurs. Leurs visages défilèrent, frustrés, agités. Daniel posa par terre son bagage. Il se cramponna à son Vectra: si le type avait été lucide, il aurait pu l'envoyer dinguer au bas des marches et emporter ses mégabytes de mémoire avec moitié moins de bruit et de commotion; il en obtiendrait bien quelques centaines de dollars: quelques dizaines de doses de crack au prix courant. La preuve que ça rend con, le crack. Ses jambes étaient poisseuses de jus d'orange. Dans ses Adidas, ses pieds nus faisaient un bruit de succion.

Il émergea du métro à la station de Prince Street, du mauvais côté, en plein soleil. Il était onze heures et il était en nage. Il changea son bagage d'épaule et se dirigea en direction de West Broadway. Son père avait déménagé. Lors de ses visites précédentes, Jason Lovatt habitait un loft énorme de deux étages, extravagant, au coeur de Little Italy, au-dessus d'un entrepôt de vins italiens, d'un restaurant célèbre et d'un fromager. Au fil des années, avec son père comme locataire, le loft de Broome Street avait fait fonction, selon la nécessité, de galerie d'exposition, de locaux de répétition, d'espace théâtral, de bureaux d'édition, de studio d'enregistrement, de fumerie clandestine, de maison de rendez-vous, d'auberge de jeunesse, de home pour victimes de ruptures en cours, de garderie pour animaux familiers et, dernièrement, d'hôpital. Il était tellement au centre des choses, ce loft, qu'un jour à Genève, dans une exposition au Musée d'Art moderne, Daniel avait reconnu la cuisine dans un tableau néo-figuratif. Quand sa dernière entreprise, une station de radio gay, avait fait faillite un an plus tôt, son père s'était retiré dans "des quartiers plus modestes," selon ses propres paroles. Daniel ne savait pas exactement ce qu'il faisait, en ce moment. Il n'avait jamais bien su, parce que l'habitude des adultes autour de lui, de sa mère en particulier, était de traiter les activités de Jason Lovatt de balivernes et Jason, lorsqu'il lui rendait visite, lui parlait rarement de ses affaires.

De Jason Lovatt, il savait ce que tout le monde savait: il était né dans l'Etat du Minnesota, froid réservoir de Nordiques et de protestants éclairés. Il avait brièvement enseigné le journalisme à la City University of New York. Auteur d'une monographie sur l'usage des statistiques, son seul ouvrage publié, dont il y avait cinq exemplaires dans la maison de Thonon, dans la bibliothèque de la cage d'escalier, juste avant le palier du premier étage. Dans les années soixante, il s'était retrouvé soudain, apparemment du jour au lendemain, propriétaire et directeur d'une station de radio manhattanite fabuleusement prospère (en fait, il l'avait recueillie agonisante et elle semblait n'avoir attendu que de se trouver entre ses mains, et de recevoir une fraîche injection de musique populaire venue d'Angleterre, pour repartir en fusée) puis, accessoirement, co-producteur, avec cinq ou six autres veinards stupéfaits, d'une modeste mais prophétique comédie musicale off-Broadway pleine de nudité, de copulation et imbibée de messages de paix et d'amour, qui connut un succès incendiaire et avait fait de lui un millionnaire en quelques mois. Après ce sommet, marqué par son remarriage et la naissance de Daniel, rien n'avait plus marché aussi bien. "Skinny" avait été un phénomène de civilisation. Au début des années quatre-vingt, quand Daniel avait commencé à lui rendre visite tout seul, deux fois par an, Jason avait vendu ses trois stations de radio médiocrement florissantes à l'un des super-groupes de communications, en obtenant en échange un fauteuil de direction qui fut retiré de sous lui à la première occasion.

La nouvelle adresse était tout près de l'ancienne, à Sullivan Street. Il connaissait assez bien les rues de Soho pour les avoir parcourues depuis son enfance, deux fois deux semaines par an. Il avait connu le vieux quartier bouillant, industriel-artiste. Il avait vu les immeubles, entrepôts et ateliers, rénovés durant le boom des années quatre-vingt, désossés, découpés en co-propriétés luxueuses, vendus à prix d'or. A la place de l'échoppe du vieux cordonnier italien, il y avait une minuscule boutique qui ne vendait que des coussins en forme d'automobiles. Un panneau annonçait en travers de la devanture: Soldes avant fermeture. Il serait remplacé à coup sûr par un magasin de chopes et de tee-shirts. De l'indispensable à l'extravagant au banal superfétatoire. Plus loin, une succursale d'une boutique florentine de prêt à porter masculin d'un luxe sublime, déliquescent. Les chemises étaient de peau imprimée, les cravates de mailles d'acier. Les très beaux vendeurs en combinaison de cuir noir faisaient des mines d'enterrement: il en eut la chair de poule. Ils lui apparurent comme de pauvres figures lointaines sinistres, gesticulantes, prises dans la glaciation qui avance. Il chassa l'idée.

Sullivan Street en cette fin de matinée, vide, incroyablement paisible. Chants d'oiseaux. Le magasin d'antiquités thibétaines, soi-disant: une cloche, un instrument de musique, à part cela des fringues indiennes de dernier sous-sol. C'était New York, pourtant, impossible de s'y tromper: quelque chose vous portait, une sorte de houle, un ressort des trottoirs. Sensible surtout dans les trente-six heures qui suivent une traversée transatlantique. Intensité de la lumière, compacte, humide: océanique, pour tout dire. Dissociée d'un soleil tellement plus haut qu'ailleurs, si haut et lointain qu'on ne pouvait pas le voir. Une sensation métallique de sel, au fond de l'air. Il se voulait excité, heureux. Il l'était. Il recommençait d'avoir faim.

L'entrée n'était pas prometteuse. Il sonna, et dans le haut-parleur grésillant, la voix de son père lui expliqua le chemin jusqu'à l'appartement. Il suivit un long tunnel aux murs décrépis qui, après un tour à droite puis un tour à gauche, s'ouvrait sur une cour goudronnée entourée de murs très hauts de briques noircies, et au fond de cette cour, comme on lui avait dit, il trouva une étroite porte de fer peinte en noir, une vraie porte d'appartement new-yorkais, une porte de coffre-fort. Il rejeta la tête en arrière et scruta la façade avant de s'y engager.

Il y avait, tout en haut, au quatrième étage, une sorte de terrasse qui s'étendait sur une partie du toit de l'immeuble voisin, entourée d'une palissade de bois plein. Sur cette palissade, la tête de son père était posée comme un oiseau ébouriffé. Plutôt pâle, cotonneux, las. Il lui souriait en agitant la main. Il lui désigna la porte, en bas, qui s'ouvrit d'elle-même sur la première marche d'un escalier très raide, très haut, étroit, recouvert d'un tapis rouge usé jusqu'à la corde.

En haut, Daniel trouva la porte de l'appartement ouverte. Sur un tunnel de bois blond, de plantes vertes et de lumière, qui lui fit un effet familier, rappelant le loft précédant. Du premier coup d'oeil, il reconnut des dizaines d'objets et de meubles, replacés différemment. Il entendit la voix de son père, en des intonations bizarres qui ne le concernaient pas. Jason Lovatt était au téléphone.

En soufflant, Daniel se déchargea de son sac dans l'entrée.

- Hello! dit-il.

Il poussa doucement le vieux poisson japonais, de fonte, qui pendait du plafond, dans l'entrée. Le poisson rendit une note très pure.

Jason était dans la cuisine, assis sur le comptoir. Grand et osseux et voûté. Ses jambes sortaient de son kimono rayé, grises, variqueuses. Elles avaient de grosses jointures calcifiées, comme si de la matière osseuse s'était amassée là, avec le temps, sous la forme de blocs irréguliers. Au-dessus du genou, la peau faisait des dizaines de plis. Daniel ne put s'empêcher de les comparer aux jambes d'Enzo, son beau-père italien, qui avait le même âge: les jambes d'Enzo étaient courtes, musclées, mais parfaitement lisses. Jason Lovatt était beau, Enzo Casanuova carrément laid. Mais le premier était vieux, et l'autre plutôt jeune. Question de gènes. La Baltique, la Calabre. Et c'était de ceux de Jason qu'il avait hérité. Jason avait tous ses cheveux. Ils étaient blancs, et bouffants comme des plumes. Ils vous faisaient songer à un ara. Son visage aussi, avec son nez osseux curieusement écrasé, qui lui donnait de la virilité. La moitié de cheveux qui restaient à Enzo étaient de la couleur et de la consistence de copeaux de fer. Jason, en téléphonant, jeta un regard distrait à son fils par-dessus ses lunettes, et lui désigna de la main la porte fenêtre: qu'il aille l'attendre sur la terrasse.

La femme était un peu plus âgée que Daniel. Elle était menue, ses hanches étroites. Elle portait une petite brassière de coton blanc boutonnée négligeamment sur le devant et un short minuscule. Elle souriait largement du fond d'un grand fauteuil de rotin en forme de roue de paon, sur la terrasse. Sa luxuriante chevelure bouclée était celle d'un certain nombre de femmes qu'il rencontrait chez son père depuis des années. Elle était très brune, son visage était petit, avec de grands yeux, un grand nez, une très grande bouche, des boucles d'oreilles de la dimension de cassollettes. Elle se leva et s'avança vers lui, pieds nus, en marchant sur ses orteils. Chilienne. Clara.

Son père survint et l'embrassa. La femme parlait d'une voix enfantine, à travers son large sourire. Au bout de quelques minutes, elle s'excusa. Elle devait se rendre à une répétition, dit-elle. Jason Lovatt la raccompagna à l'intérieur de l'appartement. Il tarda longtemps à revenir. Peut-être la raccompagnait-il dans l'escalier? Non, Daniel les entendait parler avec animation. Des portes de placards claquaient. Pushait-il encore, le vieil incorrigible? Un bruit de dispute, maintenant. Daniel fit le tour de la terrasse, qui était vaste, avec un plancher de pin, et entièrement plongée dans l'ombre d'une façade voisine. Un carton de jus d'orange et une bouteille d'eau de San Pellegrino entamés, nageant dans la glace, dans un seau à champagne. Des plantes grasses estivaient dehors, entre les fauteuils de rotin. Un tuyau d'arrosage était roulé dans un coin. Ne voulant point rentrer dans l'appartement, il ôta ses Adidas et se lava les jambes à l'aide du tuyau d'arrosage. Il entendit son père téléphoner, encore.

Quand Jason réapparut enfin, il portait un plateau de bagels, un pot de plastique plein de crème aigre à la ciboulette et sur une assiette, une petite montagne de saumon fumé.

- Je parie, dit-il, que tu n'as rien trouvé à manger chez ta soeur.

Il vint se mettre à côté de lui sur la balancelle et Daniel sentit qu'il venait de s'envoyer une rasade de scotch. Il oublie son gosse ET il boit du single malt. Sous sa robe de chambre rayée qui baillait il était nu, alourdi, sa peau paraissait grisâtre et malsaine, ou était-ce les poils? Daniel s'étonna de la laideur des ongles de ses pieds: épais, opaques, verdâtres. Ils étaient coupés droit et polis comme des agathes. La conversation reprit le chemin suivi quelques heures plus tôt avec Rory. L'avion d'abord. Puis ses études. Contrairement à Rory, Jason ne parut pas faire attention à la liste des sujets qu'il désirait étudier, pas plus qu'à ses projets. La forêt tropicale, ah oui, ah bon... Daniel avait senti davantage de résonance venant de la part de Rory, avec ses objections grossières... Bien sûr, Jason avait l'habitude d'entendre des projets autrement extravagants. Cela devait lui paraître incroyablement conventionnel. Il regardait devant lui avec une expression d'ennui et dit simplement:

- Si je comprends bien, il s'agit d'une branche de la biotechnologie, en quelque sorte?

- Oui, si l'on peut dire. Partiellement. Dans la mesure où la Nature a développé des milliers de structures chimiques qui nous sont encore inconnues et qui ont fait leur preuve... Il se trouve que c'est plus facile, finalement, que d'inventer des molécules à partir de zéro... Surtout à cause des récepteurs, dans la matière vivante... Les molécules naturelles sont déjà adaptées à ces récepteurs...

- Je ferai mon possible pour t'aider. Tu sais que tu peux compter sur moi.

- Merci, dit Daniel. Je n'en aurai sans doute pas besoin. Financièrement, je peux m'en tirer.

- Alors, c'est encore mieux. Car tu vois, je me trouve plutôt dans un creux, en ce moment. Oh, ça ne durera pas, mais d'ici un an, tu pourras me demander ce que tu voudras...

C'était chaque fois la même chose, lorsqu'il revoyait son père après une longue absence, et invariablement, Daniel en était surpris et décontenancé: une sensation d'étrangeté s'installait comme si, pour son père, son irruption n'était qu'une légère distraction à la surface de son existence. Si légère qu'on l'oubliait facilement. Au bout de quelques minutes, cette sensation devenait vive jusqu'à l'angoisse, il se demandait: "Qu'est-ce que je fais ici? Je me trouve ici, de l'autre côté de l'Atlantique, parce que ma mère a couché avec ce type... Quelle drôle de raison...?" Et il se sentait encore plus étonné de la distance qui le séparait de sa mère que de la proximité blasée de son père. Puis la sensation retombait. Après quelques minutes, ils se retrouvaient à l'aise ensemble, comme, lorsqu'ils étaient éloignés, Daniel songeait à lui avec une affection vague, un confortable détachement, plutôt comme à un lieu aimé qu'à une personne. Peut-être l'indifférence même de Jason l'empêchait-elle de trop peser sur son fils.

Daniel raconta l'incident du métro.

- Cela t'apprendra à garder tes distances, dit Jason.

- Je n'ai pas l'habitude de garder mes distances en France, dit Daniel.

- Ici, c'est New York. Obéis à tes réflexes. Tes réflexes t'ont tout simplement averti que ce type se trouvait dans un état anormal... ça se pressent, une crise de crack... Il y a des indices... On enregistre, du coin de l'oeil... Tu t'es mépris, tu en as fait un cas de principe... Tu lui as sans doute fichu la trouille, à ce type, y as-tu pensé? Rien de plus dangeureux que de fiche la trouille à quelqu'un, dans une ville où un type sur cinq porte une arme à feu...

Il avait raison, sûrement. Mais pourquoi ce masque, ce ton impassible? Ils mâchaient leurs bagels new-yorkais. Des anneaux de pain bouilli qui vous tombent dans l'estomac avec l'aplomb d'un fer à cheval. Mais ça remplit.

- Quel effet il t'a fait, Rory?

- Massif!

Jason rit, se râcla la gorge: il se préparait à se moquer de Joyce et de Rory. Ils étaient pour lui un sujet comique, des supports de satire sociale. Il les chargeait volontiers.

- Il m'inquiète, aussi. Il semble très déprimé.

- Tu ne sais pas, il est en analyse!

- Il me l'a dit.

- Tu connais la dernière, quand il s'est mis à la pêche au coup?

- Il va pêcher au coup?

- Oh, écoute, c'est impayable...

Rien ne l'animait comme de potiner, Jason Lovatt. Journalisme et Show-biz. Déformation professionnelle.

- ...Ou plutôt, c'est lamentable. L'an dernier, le voilà qui se passionne tout à coup pour la pêche au coup. Il a un ami qui a une cabane dans les Poconos, c'est assez loin, en Pennsylvanie. Joyce, tu la connais, ne supporte pas de voir souffrir les animaux. Les étalages de poisson chez Zabar's la font se trouver mal, ça doit avoir quelque chose à voir avec ses difficultés à devenir enceinte... Donc, il achète un attirail complet pour la pêche au coup. Bottes, cannes, lignes, hameçons, chapeau, sous-vêtements, mouches vivantes, est-ce que je sais. Tous les dimanches à cinq heures du matin il part tout seul équipé jusqu'aux dents. Soi-disant pour les Poconos. En fait, exactement trois pâtés de maison plus loin, à l'angle de West End Avenue et de la quatre-vingt-deuxième rue. Il disparaît dans un garage sous-terrain. Il déniche même un Cubain pour lui traffiquer son compteur, chaque dimanche, au cas où elle se douterait de quelque chose. Elle, va passer la journée avec des amis, sur la plage, à Fire Island. Hélas, un beau lundi matin, elle trouve le ticket de garage. Le con l'avait laissé bien en évidence au-dessus du tableau de bord. Quand je te dis que c'est une histoire lamentable... Elle avait même l'adresse. En trois coups de fil, elle découvre que c'est celle de sa secrétaire. Badaboum. Le foutoir habituel. Maintenant, il est en analyse. Pour qu'un type comme lui trompe une femme comme elle, il faut qu'il soit malade, il faut qu'il ait souffert d'un traumatisme enfantin... On lui rétrécit la cervelle. C'est le remède universel: un gosse qui ne mange pas ses corn flakes, un tueur fou... Hop, en analyse!

- N'empêche qu'il a l'air de souffrir drôlement!

- Bien entendu! Ils l'ont convaincu de sa culpabilité, l'imbécile! Le plus drôle, c'est que j'ai vu la fille: elle a trouvé un nouveau job dans une agence de spectacles. Plutôt bien en chair, très lisse. Blonde paresseuse. Tu sais à quoi elle m'a fait penser? A une bonne grosse truite d'élevage, à une truite de restaurant... Voilà pour la pêche au coup!

Daniel était né de son second mariage, dont il avait été décrété qu'il serait rien moins que paradisiaque. Optimisme d'époque. Jason et Nikki s'étaient rencontrés dans un camp reichien en 1968 en Californie. Elle, apportée aux Etats-Unis par un de ses professeurs à l'Université de Grenoble. Pour elle et la marijuana, le type avait quitté sa femme et ses enfants. Elle avait dix-neuf ans et un corps stupéfiant. Elle parlait vaguement l'anglais et sa famille d'Annemasse ne paraissait pas s'inquiéter d'elle. Jason était alors pratiquement un nabab, et déboussolé par une réussite inespérée. Nikki lui apparut pour la première fois nue et couronnée de fleurs, il prétendait, en exagérant sans doute, qu'ils avait fait l'amour avant de s'être jamais vus vêtus. Ils partirent pour l'Orient. Le versement d'une pension alimentaire fabuleuse à la mère de ses deux enfants écorniflait à peine, alors, son revenu. Marrakech, l'Afghanistan, le Népal. Daniel avait été engendré à près de trois mille mètres d'altitude, dans une haute vallée au-dessus de Katmandu, dans un monastère bouddhiste. Il était né face au Pacifique et au soleil couchant, dans une villa de Big Sur qui appartenait à un industriel du disque, sous une tente orange, pendant qu'un musicien jouait du sarod et qu'un prêtre hindou chantait des prières. Deux sages-femmes chantantes aidèrent à l'accouchement, qui eut lieu au-dessus d'un bassin d'eau tiède. L'époque comportait ces extravagances. Après cela, les choses s'étaient détériorées. Pendant trois ans, ils vécurent à San Francisco, ils eurent une Bentley orange. Il avait quatre ans lorsque Nikki l'avait ramené en France. Presque aussitôt, elle s'était remariée. Maintenant, elle dirigeait un centre de rééducation physique au bord du Lac Léman.

- Sais-tu que Maman est de nouveau enceinte?

- Non, dit Jason. Vraiment? Cela ne m'étonne pas d'elle. Toujours en train de vouloir prouver quelque chose... Elle se prend pour Jane Fonda?

Le poster, gigantesque, était accroché très haut, dans la partie la plus haute du loft, éclairé en plein par une verrière. Dans l'appartement précédent, il trônait au-dessus d'une cheminée. La photographie remontait aux années californiennes, Jason ne savait plus si elle avait été prise avant ou après la naissance: Nikki, assise en lotus, méditant, nue, sur une petite plate-forme supportée par une colonne grecque, prise en contre-plongée, très inspirante, ses très beaux seins écartés, surplombants; elle portait à son doigt une bague d'or en forme de scarabée, et une fleur d'iris dans ses cheveux noirs et finement frisés qui lui descendaient assez bas pour qu'elle puisse s'asseoir dessus. Il émanait de cette image, avant tout, un charme d'époque. L'esprit kitsch de la mise en scène et la beauté parfaite du modèle annihilaient toute suggestion que l'image pouvait représenter un motif privé. Depuis longtemps, personne ne posait plus de questions à son sujet. Daniel lui-même songeait à peine à identifier sa mère avec cette apsara, cette shakti.

Il n'ignorait pas cependant (régulièrement, Nikki se servait de cette histoire pour illustrer l'insensibilité et l'entêtement de Jason) que ce poster avait été l'occasion d'une lutte haineuse entre Jason et son ex-femme: cette dernière s'en servait comme d'un prétexte pour empêcher ses enfants, Joyce et Barry, de visiter leur père: une invraisemblable comédie légale s'était déroulée autour de cette image, dont Shelley Lovatt prétendait qu'elle mettait en danger la santé morale et émotionnelle de ses enfants. Durant une de leur visite, des hommes de loi avaient fait une descente pour constater la présence de l'objet litigieux; Joyce et Barry avaient été interrogés par d'innombrables praticiens, tâchant de renifler quelque dommage psychologique qui eût été indubitablement provoqué par lui; les enfants se trouvèrent forcés de faire des dépositions invraisembables devant des juges, des avocats. Mais Jason n'avait pas cédé d'un pouce, il avait refusé de faire disparaître le poster, tout en insistant haut et fort sur son droit de recevoir la visite de ses enfants, c'était devenu pour lui une question de principe: il les aurait crucifiés sur ce poster, Joyce et Barry. Et Nikki elle-même, et Daniel.

- Elle a fait faire une amniocentèse. Ce sera une fille, dit Daniel.

- Ah, oui! Dis-lui que je la félicite, n'oublie pas!

Ils se retrouvèrent dans la fraîcheur du soir, sur la terrasse. Il faisait encore clair, la chaleur était à peine tombée, mais elle n'était plus de même nature. Elle était devenue sèche et transparente. Le soleil, toujours invisible, illuminait tout de couleurs de savane. La verticalité s'exaspère dans cette lumière qui la frappe à angle droit, qui décroche les masses, fait pivoter les arêtes. De la terrasse, on voyait des façades de briques non plus noires mais orange, sur lesquelles des escaliers d'incendie ouvraient soudain des éventails d'ombre, cassés, repliés, syrallongés; des fenêtres hautes qui s'enflammaient; des toits avec des réserves d'eau anciennes, en bois, comme dans les bandes dessinées; les sommets jumeaux, prismatiques, illuminés, du World Trade Center. La radio jouait des pièces pour flûte de Teleman. En face de la terrasse, il y avait un penthouse à moitié serre dans un coin duquel se trouvait un bonhomme Michelin illuminé de l'intérieur, au néon, de la taille d'un enfant, tel qu'on le voyait quelques décades plutôt en France, servant d'enseigne de garage. C'était des jeunes, dit Jason, des gens qu'il ne connaissait pas, un couple de Wall Street qui était arrivé deux ou trois ans plus tôt, une de ces fortunes hyper-rapides dans les obligations de pacotilles. Obligations de pacotille, dit Jason, encore un mot qui s'était démodé rapidement. Comme Yuppie et quiche.

- Quiche? Pourquoi quiche?

- Tu ne peux pas savoir...

Il expliqua que le concept de la "quiche" avait été une importation récente, qui avait connu une fortune extraordinaire à tel point qu'il était devenu pour un temps du moins l'insigne suprème de la sophistication. D'aucuns, les pecnots, croyaient que c'était un mot aztèque. Savoir prononcer sans affectation, comme si de rien n'était, les mots "quiche lorraine" vous propulsait immédiatement au sommet de l'échelle, à New York.

- Mais tu arrives trop tard, la mode est passée...

Il éclusait son whisky. Il fit livrer du pesto frais d'un magasin de Mulberry Street. Il attendait la Chilienne, mais elle ne vint pas. Plusieurs fois, il essaya de lui téléphoner. A la radio, Peter Schreier commença de chanter La Belle Meunière. Jason remarqua:

- Franz Schubert, mort de la syphilis à trente et un ans, voilà un compositeur pour notre époque.

Il regarda son fils, qui lui fit comprendre par un soupir et une grimace lasse qu'il avait compris. Jamais sans capote, bon, dit Jason, avec une bonne dose de crème contraceptive au nonoxynol pour faire la mesure, oui, contraceptive, jamais de vaseline, surtout, la vaseline avait amplifié le désastre, elle en était peut-être même une des causes, mais attention il ne fallait pas se faire d'illusion non plus, rien n'était sûr, même pas les tests, faux positifs, faux négatifs, infections latentes, infections récentes, en cette foutue ville surtout, qui était bien la cuve même du réacteur, le cratère du volcan, le noyau de la bombe, la tête du missile. L'on n'était à l'abri de rien, le risque zéro, cela faisait longtemps que ça n'existait plus, et il ne fallait pas compter y revenir de notre vivant. Vingt mille orphelins du sida dans cette ville, Daniel! Treize mille sans-abris séropositifs dans les rues et le métro. Et les chiffres étaient pudiquement maquillés, toujours. Pour ne pas offenser les sensibilités. L'étendue entière de l'horreur à peine visible entre les lignes. Centaines de cas de tuberculoses avec de beaux bacilles tout neufs, incurables, cent pour cent mortels, hypercontagieux. Dans une conjoncture pareille, on s'attendrait à des campagnes, d'éducation, d'information, à outrance, qu'on sortirait l'artillerie lourde, la force tactique... Mais non, pas du tout: l'évasion, la négation honteuse. Des campagnes paranoïaques du genre: capotes égalent génocide, c'est un stratagème pour réduire les populations minoritaires. Il n'y avait que les homos pour avoir accompli un travail appréciable en ce domaine, et encore exerçaient-ils leur propre terreur: leur dogme inébranlable, leur crédo que la capote est sûre à cent pour cent. Malheur à qui osait émettre le moindre doute à ce sujet... Forcément, puisque toute la hiérarchie était séropo...

Puis Jason se leva et dit qu'il allait mettre l'eau pour les spaghetti.

Daniel aurait aimé que Peter Schreier se taise - cette adorable et funèbre musique qu'ils écoutaient tout les deux, involontairement, pendant que son père parlait. Le compositeur préféré de Wittgenstein. Un compositeur pour notre époque. Mais beaucoup plus son époque, à lui, se dit Daniel, que celle de son père. Il en était l'héritier, lui, de ce merdier. Il allait devoir se débattre dedans toute sa vie. Et Rory qui craignait pour lui l'abstinence dans la forêt d'Amazonie...

Jason sortit après le dîner. Il ne rentrerait sans doute pas de la nuit, dit-il. Il allait dormir chez elle. Daniel, qui souffrait toujours du décalage horaire, et s'inquiétait des examens qu'il devrait subir le surlendemain, resta dans l'appartement vide. Il se coucha tôt, sur un fou-ton japonais déroulé sur un épais flokati de Grèce. C'était dur et confortable. Il commença de lire un curieux roman sur Wittgenstein, The World as I found it, que Jason lui avait recommandé. Il mit la télévision: sa chaîne préférée, MTV, qui vingt-quatre heures sur vingt-quatre diffuse les clips de musique pop. Le poste, aux dimensions d'une grosse commode, était posé par terre. Il la regardait durant de long moments sans le son. Le son était une distraction: l'expérience était celle d'une méditation-gymnastique visuelle de haute voltige. L'image tordue, frappée, courbée, coulée, éclatée, rompue, soufflée, lâchée, déchirée, fendue, tourmentée, malaxée, lacérée. MTV, c'est le foyer culturel majeur, heureusement ignoré, en même temps que la tribune politique de base, le centre dynamique, le creuset joyeux, le coeur dyonisiaque de la civilisation américaine. Déguisé en divertissement pour les gosses, Dieu soit loué! Aucun plan ne dure plus de trois secondes. Du pré-zappé étourdissant. L'Europe est très loin derrière. L'Europe ne comprend pas. L'Europe n'est pas assez noire, pour commencer. MTV est très noire, et pauvre-blanc. La civilisation est toujours, à la fin, celle des masses. Rock-Rap. Ce n'est pas l'affirmation de la vie, ce sont les étincelles, les arcs, les décharges produits par cette épouvantable machine à broyer et à gâcher, la machine en marche des massacres masqués. Voici Paula Abdul, qu'il adore. Sans le son. Sur trois minutes, cinq ou six décharges sexuelles de trois mille volts, suivie chacune d'autre chose aussitôt, c'est à dire de rien, avec quelques dizaines de secousses mineures, aussi brèves et isolées, pur désir atomisé, courte trace d'un mouvement décomposé, laconique incandescence, saine gymnastique de désir, craquelant, intellectuel. De l'anti-languide anti-mou. Totalement anti-masturbatoire, quoi, sur le moment. Car enfin, ça vous laissait des traces d'impact, ces images-là. Des ronds de poudre. Certaines. Une, deux... Pour le contraste, de temps en temps, il parcourait rapidement une douzaine ou deux d'autres chaînes, l'océan de fadeur violente hypnotique qui mollement berce l'âme américaine. Une publicité l'intriga: deux frais adolescents garçon-fille enlacés hébétés-heureux regardant innocemment la télé. Toi et moi. Message des pouvoirs publics: La personne avec qui vous vous trouvez en ce moment est peut-être séropositive. Rien d'autre. Simplement, l'intrusion, l'éveil pervers des soupçons et de la paranoïa. Un pousse-au-jouir républicain.

Passé minuit, la verrière d'en face s'alluma soudain, comme un carrousel, et se remplit de monde. Il entendit les rires, la musique, les conversations. Il fut réveillé plus tard par le bruit d'un grand objet heurtant les parois de la verrière, se brisant. Il bondit sur son séant. Ce n'était pas le bonhomme Michelin: il lui tournait toujours le dos, pâle, illuminé. Il vit que tout le monde fumait. Il devait rêver: personne ne fumait plus! Mais non, les effluves venaient jusqu'à lui, dans la chambre! Cette odeur de foin: des joints! Daniel se leva pour aller aux toilettes. Il entendit rire dans la chambre de son père. Il entendit de la musique indienne. Sacré Dad! Il sortit sur la terrasse: une bouteille de champagne à demi vide, dans le seau à glace. Des grains de caviar sur une assiette, pour les oiseaux. Le champagne au goulot, il n'avait jamais essayé. L'on se trémoussait, dans la serre. Nombre d'hommes. A demi-calvities et à lunettes. ça dansait. Ils devaient avoir chaud. Ils n'étaient pas nus, mais personne n'était entièrement vêtu. Torse nu, ou veste de smoking sur boxer-shorts à impressions humoristiques (signe du dollar, oreilles de Mickey Mouse...) Ils étaient plutôt plaisants à voir, d'ailleurs. En bonne forme, soignés, jeunes.

A l'aube, il se leva. Il trouva une femme dans la cuisine. Ce n'était pas Clara. Elle avait cinquante ans, blonde athlétique aux cheveux frisés, aux yeux d'acier. Elle se tenait debout, appuyée au comptoir de la cuisine, elle actionnait le levier de la machine à espresso. Elle éclata de rire en le voyant et se jeta sur lui. Peau bronzée plissée de rides blanches, torse et bras musclés, symbole de Vénus tatoué sur le biceps gauche. Kerstin, annonça-t-elle. Sûrement, il ne se rappelait pas d'elle? Norvégienne. Photographe de presse. Visite du Premier Ministre de Norvège aux Nations-Unies. Elle l'avait vu pour la dernière fois quand il avait trois ans. Nikki! Que devenait-elle? Elle se rendait à Genève assez souvent; il faudrait absolument qu'elles reprennent contact! Et lui, si grand déjà, comme le temps passe! Elle avait une fille de son âge à peu près, qui étudiait le théâtre à Yale. Il devrait la rencontrer! Kerstin et Jason se connaissaient depuis vingt-cinq ans au moins, mais hier soir, ils s'étaient rencontrés au Village par hasard: au coin de Bleecker Street et de MacDougal, comme des touristes. Oui, c'est vrai, elle l'avait trouvé un peu changé. Plus lent. Plus vieux, quoi, il fallait s'y attendre! Le monde aussi avait changé. Une jeunesse comme la leur, personne ne comprendrait plus, bientôt, ce que ç'avait pu être. Elle se souvenait qu'on n'habillait Daniel enfant que de coton écru lavé au savon d'amande et à l'eau minérale, séché et blanchi au soleil, si, sans exagération! Parce qu'il avait fait une allergie, ou un eczéma, quelque chose... Il avait eu une nurse hippie qui promenait un parasol à clochettes au-dessus de sa personne... On aurait dit le dalaï-lama... Il ne se souvenait de rien? Quel dommage...! Jason dormait encore.




previous.gif     next.gif