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IV.

Un après-midi, il emmena Sheba à la Public Library. Une journée de printemps ensoleillée. Pas plus qu'à la mer, Sheba n'était jamais allée à la Public Library, elle avait des lacunes, cette enfant! Débouchant du métro, ils descendirent la Quarante-deuxième rue, elle, lui tenant gravement le bras. Bryant Park s'ouvrant bucolique sur un côté du défilé, éclairant le beau building de la Grace Company et l'envol majestueux de sa base parabolique. Premières pointes de feuilles, lumineuses, petites flammes vert-jaune léchant branches, brindilles, rameaux. Les plus belles heures de l'année. Cette moiteur dans l'air, savoureuse, qui vous ferait presque croire qu'on boit, quand on respire. A l'angle de la Cinquième Avenue, le flot animé des piétons était ralenti par une obstruction: un grand poster monté sur un cadre de bois en forme de pancarte élevé bien haut au milieu du trottoir pour le bénéfice des passants: il montrait une blonde grasse flasque avachie, toute nue les seins pendants et ligotée d'une corde à lessive coupant les chairs; baillonnée, l'expression moribonde idiote, l'oeil au beurre noir. Une vision plaisante comme celle d'une victime de la circulation écrabouillée sur la chaussée. C'était pour une bonne cause, ce poster. Tout autour, un cercle de badauds paisible, un groupe d'écoliers ébaubis, venus visiter la Library et qui n'ont jamais vu ça. Sous l'icône, une table de camping avec un bocal à poisson rouge rempli de billets verts. En sentinelle, une créature sublime, effrayante: une sinistre fille de vingt ans, maigre et négligée comme un stylite, vêtue de jeans informes, d'un lâche maillot brun, les cheveux filasse tirés en queue de cheval, au profil d'ibis, au visage ossifié de haine, dans l'attitude suprêmement gracieuse d'un échassier suspendu, plumes frémissantes, au-dessus d'un marécage d'immondices, vibrante d'indignation, ses yeux noirs fulminants à l'abri des lunettes; son cou allongé, ses longs bras maigres parcourus de faisceaux de cordes tendues, fils exposés, dangereux, qui vous électrocuteraient sans doute, si vous la touchiez. Immobile et droite, elle radiographie les passants, muette exige des donations. Auprès d'elle, une autre pancarte qui explique sa cause: Femmes Contre la Pornographie.

Ici, devant la Librairie, avec la bénédiction des autorités, et dans un but de "sensibilisation..." Il aurait ri de l'hypocrisie. Alors que nulle part un piéton paisible ne se serait trouvé exposé par surprise sur la voie publique à une image comme celle-ci; rien de semblable, certainement, n'était visible du trottoir même dans les portions les plus chaudes de Times Square et de la Quarante-deuxième rue, à quelques pâtés de maisons de ce carrefour... Pornographie de dixième sous-sol probablement introuvable... Sheba regardait de côté, et dirigea son regard obstinément sur le magasin de disques de l'autre côté de la Cinquième.

- Que penses-tu de cela? lui demanda-t-il.

- De quoi?

- De ce spectacle?

- C'est dégoûtant, murmura-t-elle.

- Pourtant, sous prétexte de protester, ces gens exposent exactement ce qu'ils ne veulent pas que l'on voie... C'est un peu comique, non?

Elle hésita, haussa les épaules.

- Ou bien, ajouta-t-il, ça leur fait plaisir de nous le mettre sous le nez? Tu ne crois pas?

Il n'y avait pas vraiment de quoi rire: elle faisait partie du groupe de choc d'une croisade infiniment ambitieuse, l'une des grandes causes féministes et humanitaire de la fin du siècle: contrôler ce qui se passe dans les têtes au moment de la branlette. Nicher leurs propres interdits dans l'interdit même, dans le prototype de tout interdit, qui s'était jamais fixé un but semblable? Quelle entreprise héroïque! Splendides vestales, amazones ambitieuses, valkyries affairées. N'en avait-il pas souvent éprouvé lui-même les scrupules? N'en avait-il pas fait parfois un cas de conscience morale? Mais c'était pour humaniser la chose! Celle-ci avait un autre agenda: c'était aux femmes qu'elle s'adressait, à ses soeurs victimes, cette prophétesse, cet archange à tête d'ibis, c'était elles qu'il s'agissait d'informer, après tous ces siècles d'ignorance: Voici l'id immonde, voici ce que font aux femmes les hommes, en esprit. Tous les hommes, à toutes les femmes. Voici l'image de la vraie femme excitante! Ce n'est que ça, le ça! Elle se fichait bien de la pornographie. Plus elle en trouverait d'abjecte, plus son ardeur prophétique et prosélysante en serait fouettée. C'était cela, sa croisade. Un message à l'adresse des femmes. A l'adresse, très directement, de Sheba, pour la prévenir, pour la dégoûter, pour bien qu'elle sache. Elle lui avait planté cette idée dans la tête et Sheba l'avait bien compris. C'est pour cela que Sheba avait cet air renfrogné, soudain, hostile.

Un jeune homme honteux la tête enflammée se détacha du groupe pour déposer un billet plié dans le bol. Aveu public. Accusation, flagellation. Exposition inutile. Pauvre con, si tu savais, ce n'est pas là ton problème... La femme le cingla d'un regard meurtier triomphant. Qu'on le déculotte, qu'on le fouette en public, qu'on l'irradie, qu'on l'ionise! Au passage, le rayon frappa le Français à l'expression ricaneuse, en l'espace d'une seconde, flak, d'une hyperdose de mépris bien décochée. Sheba regardait à terre, en souffrant, la pauvre petite! Pourtant, il ne partait pas. Il regardait la femme, fasciné. S'amusant, en une folâtrerie d'esprit printanière, à se demander à quoi elle pouvait bien penser, cette zélote, quand elle se retournait sur le gril des nuits amères? Ce serait drôle, tout de même, si elle se phantasmait son poster dans l'obscurité? Si elle s'enflammait pour cette pauvre image abjecte dans la prison névrosée de sa solitude? Si en fait elle s'exposait, là, au coin de la Cinquième Avenue, simple vicieuse comme tout le monde. Bien fait pour elle! Cette pensée apaisante lui rendit le tableau presque sympathique, tout à coup: lui insufflait une tendresse. Ils étaient, cette femme et son poster, un couple, amants, ils se montraient dans la rue, émoustillés, aux premières chaleurs...

D'ailleurs, l'image même ne lui était pas inconnue, ni bien sûr le nom sur la pancarte: il avait vu des affichettes photocopiées de cette même blonde ligotée, collées à la sauvage un peu partout dans les stations de métro. Il y avait un numéro de téléphone. Lorsque l'on songeait au nombre de saligauds quasi illettrés qui devaient les voir journellement, ces affichettes, sans savoir de quoi il en retournait, et qui sûrement appelaient ce numéro de téléphone à longueur de journée pleins d'espoir; et à celui des déglingués qui hantaient habituellement les stations et sur qui elles pouvaient produire l'effet d'une inspiration soudaine, l'on pouvait raisonnablement douter de la santé de jugement de cette organisation des Femmes contre la Pornographie. Très puissantes, il ne fallait pas d'y tromper. Tribunal de censure féministe de la pub, de la littérature, des arts. Féministes, extr-me-droite et droite conservatrice, intégristes religieux, redoutable conjonction. C'était elles, sans nul doute, qui empêchaient son père de recevoir ses magazines.

Sheba lui tapa du poing sur l'omoplate, comme on frappe à une porte, pour le faire partir.

- J'en ai marre, viens donc! ça te plaît, ce truc stupide?

Il montèrent les marches entre les grands lions de pierre allongés. Il riait en lui-même. L'image. L'art. Lui expliquer qu'il y avait, en Europe, en pleine vue, en pleine rue, dans les endroits les plus visibles, des oeuvres grandioses vraiment pornographiques: tous ces enlèvements, rapts, ravissements, meurtres, Proserpines, Sabines, Lapithes, satyres, martyres, taureaux, centaures, captives, esclaves, vierges, saintes, sirènes, Sardanapale, Saint-Sébastien, amazones, crucifiés, empalés, enchaînés, traînés par des chevaux, énervés, Grande Loggia, églises, musées, palais, parcs, fronton des temples antiques... Une sur la laquelle il avait particulièrement rêvé, tout gosse, sur photo: le corps de femme tordu de douleur à ses pieds, la tête tranchée, les seins dressés, jambes écartés, lubrique dans la mort. Le pied d'homme, vainqueur, sur son ventre. Fierté des bons bourgeois de Florence. Déboulonnez-le, Persée, comme Lénine, comme Karl Marx... Rubens, Delacroix, Benvenuto Cellini, ce n'est que ça... Peut-être tout cela devait-il aller par dessus bord, mais oui, pourquoi pas...? A la fosse les fossiles, au trou de bitume les mammouths...! Ses femmes, tout gosse, il les ligotait avec des traits de feutre, il leur dessinait des blessures au crayon rouge. Le plaisir était étonnant. Comme de les toucher avec la pulpe du doigt, effleurer simplement le papier, ce n'était pourtant que du papier, mais non, c'était infiniment plus! Il était sans doute bon à être jeté aux orties, lui aussi, dégénéré, trop pervers pour le monde nouveau, si jeune et pourtant sans espoir... Il découvrit soudain qu'il se trouvait du côté des persécutés, retint un fou rire, drôlement heureux. Herueux de cette merveille à son bras. Sûrement, rien de dégoûtant entre eux, jamais, même dans le dernier repli obscur de l'âme. Il en était certain. Rien que cette intime adoration attendrie. Voilà pour toi, la propagandiste!

Il emmena Sheba à la salle des catalogues. Il lui apprit à se servir d'un terminal d'ordinateur pour trouver un livre, ils s'installèrent dans la grande salle de lecture, sur un banc, face au tableau des numéros qui s'allumaient. Elle lui tenait la main, en regardant le tableau. Elle ne disait absolument rien. Elle ne semblait pas penser, non plus. A peine si elle vivait. Etait-ce à cause de lui, de sa présence? Toutes les trois minutes, elle laissait échapper un soupir déchirant. Il aurait voulu l'entourer de son attention, la survoler de tendre bénévolence, comme un ange gardien. Elle lui paraissait incomparablement gracile, fragile. Et lui, empêtré de lui-même, ridicule vraiment, énorme et raide, comme lorsqu'à Istamboul, il s'était trouvé dans l'incapacité de s'accroupir... Quelle discipline de yoga l'assouplirait jamais au point qu'il désirait, le rendrait jamais doux et gracieux et aérien, comme elle?

Les livres arrivèrent. Elle avait choisi, après de longues minutes de réflexion devant l'écran de l'ordinateur: Toni Morrison: Beloved. C'était un livre que Grace avait lu, et elle voulait vérifier qu'il existait bien, dans les entrailles de la Public Library.

La pancarte était toujours là, et sa gardienne, lorsqu'ils ressortirent. L'ombre avait gagné les rues, mais il faisait doux, l'hiver s'était décrispé, les démarches, à mesure que la journée se passaient, devenant de plus en plus nonchalantes. Nonchalantes, noires, exotiques, les démarches américaines, new-yorkaises, ce que les Américains avaient de mieux, et qui les trahissait à tous les coups, de loin, et qu'ils ne savaient pas. Ils marchaient comme des Noirs. Ils ont la démarche africaine. Il ne faut pas leur dire, surtout. Ils ne sont pas encore prêts à l'entendre. Le cercle autour du poster ne désemplissait pas. La propagandiste anti-mâle n'avait pas bougé, elle se tenait en sentinelle, en pancarte, en drapeau, annonçant le brave monde nouveau, le nouveau totalitarisme, la foi nouvelle... Peut-être pas pire que les autres, après tout... Dans la nouvelle compétition planétaire des totalitarismes, c'était le moment de tenter son coup... A l'aube du nouveau millénaire... De l'accomplissement des âges...

Mais Sheba ne voulait pas s'arrêter. Elle était fort gênée. Elle ne lui permit pas de regarder davantage. Il la conduisit jusqu'à l'arrêt d'autobus, car elle devait rejoindre Grace à Lincoln Center, où elle auditionnait. Puis il continua tout seul le long de Quarante-deuxième rue.

Il descendit les deux blocs, en direction de l'Hudson, jusqu'à Times Square. Un prêcheur vociférait, avec une sono monstrueuse:

Toi, Seigneur, au commencement créas la Terre

Et de Tes propres mains Tu fis les cieux - yeah

Ils disparaîtront mais Toi, Tu resteras - yeah

Ils s'useront comme de vieux vêtements

Et Tu les replieras comme un vieux manteau...

Un vrai désastre, ce Saint Paul! Le rouleau compresseur des femmes. Mais quel verbe, quelle inspiration! Il devait être un rappeur de première. S'il était comme ce type, en tout cas. Et il devait être bien meilleur. Bien sûr que c'est dangereux, le rap!

Près de l'orateur, une très belle blonde faisait le trottoir. Elle resplendissait d'ignorance, d'innocence, de santé. Petit tablier noir, jambes gratte-ciel, seins fusées. Apparemment, il y avait encore des ignorants, ou des téméraires, à moins que, bien sûr, pour beaucoup, il n'était plus temps de se soucier. Ceux-là s'amusaient encore. Ils étaient terriblement libres et gais: rafraîchissants... Dommage pour ces courageux, le monde aurait bientôt besoin d'eux... Que ferons-nous quand ils seront partis, tous, les amusants, les aventureux, les imaginatifs, les pressés, les imprudents, les doux dingues?

"Wan't a shoe-shine, Mister? Want a shoe-shine?"

L'enseigne avait attiré son regard deux ou trois fois auparavant. En tout cas, ça n'avait pas l'air dangereux (son coeur bondissait).

Il monta un escalier pelucheux usé rouge. Il y avait une longue pièce, avec une rangée de sièges surélevés, mobiles, tout à fait fonctionnels, avec des étriers. Tous occupés, sauf les deux du bout. Deux mâles hispaniques attifés, un Noir, trois blancs en hommes d'affaires, plutôt pecquenots, horribles cravates. Un mur-miroir. Cela lui paraissait assez innocent. On pouvait avoir besoin de se faire cirer les chausures, dans cette ville. Le soir, avant de rentrer. Une de ces aménités vieux jeu. Le genre d'établissement où ses grands-pères ou arrière-grands-pères auraient peut-être fréquenté. Ne soyons pas snob, après tout! Les cireuses, c'était cela l'idée, étaient nues jusqu'à la taille. Elles étaient jeunes. Elles étaient singulièrement jolies. Pas du tout dégradées. Elles ressemblaient à une ligne de lavandières, de pétrisseuses, de cardeuses, de pileuses, de frotteuses. Il y avait un côté efficace et enjoué, d'un enjouement bien propre et commercial. Elle faisaient vraiment mine d'être utiles. Les clients jouaient le jeu aussi bien: si jeu il y avait. Ils semblaient y tenir vraiment à ce que leurs chaussures fussent bien cirées. Cela n'avait rien de bien amusant, non plus. Il en choisit une aux traits indiens, il lui caressa les cheveux: son visage tout de suite s'éclaira pour lui, tant qu'il put. Elle portait une mini-jupe de vynil noir, des escarpins à talons haut, une très large ceinture avec un dragon de métal.

Elle lui prit la main timidement et l'entraîna jusqu'à l'un des fauteuils, sur la petite estrade. Puis elle s'agenouilla devant lui. Il n'y a pas de sot métier. Il s'aperçut que les hommes d'affaires se parlaient en russe, ou en polonais. Il devait y avoir de ces trucs-là, chez eux aussi, maintenant. La femme cirait. Il voyait dans le miroir d'en face son dos nu, sa croupe rebondie, travailleuse. Elle cirait, frottait, lissait, frôlait, grattait, souriait. Elle avait des seins remarquables, haut placés, elle était jeune, elle serait grosse et rebondie dans dix ans, mais pour le moment sa chair ne faisait pas un pli. Elle avait un enfant au moins, sûrement. Il le déduisait non seulement de l'aspect des mamelons, mais d'un certain entrain houspilleur qu'elle avait, quelque chose de maternel et d'efficace et de direct et de rudement érotique dans ses mouvements. Il se demanda si elle n'aimait pas, peut-être, ce qu'elle faisait. Il n'avait pas vu un corps de femme depuis assez longtemps. Il s'en mettait plein la vue. Le grain de peau, sa douceur, son éclat: un cadeau pour son âme déshéritée... Et quelle merveille que celle-ci: de cuivre, luisante, pas une pore de visible. Une peau qui paraissait mouillée, comme celle d'une loutre nageant. La femme avait le nez légèrement épaté des Indiens, les narines ouvertes, les pommettes extraordinairement larges, pointues, comme deux grandes épines qui menaçaient de crever la peau, les yeux en amande.

- Guatémala, dit-elle, en réponse à sa question.

Puis elle dit:

- Avila!

Il se demanda si c'était son nom, ou peut-être le nom de quelque ville ou village au Guatémala... Elle agita la tête affirmativement: c'était bien son nom!

C'était peut-être son type amérindien qui, dans cette activité, la rendait pourtant si peu vulgaire: elle gardait l'aspect d'une indigène observée par un anthropologue au milieu d'une tâche bizarre. Elle conférait même à cette tâche une sorte de dignité, d'éclat moral.

- Ho un nino... expliqua-t-elle. Elle fit un signe de la main, agitant un à un ses doigts: Trois ans...

Elle rit. Sa bouche rose, ronde. Il lui parlait à voix basse, gentîment, toujours lui caressant les cheveux, lui flattant les oreilles. Depuis combien de temps, en Amérique? Elle leva la main, les doigts écartés. Cinque. Si. Elle rit de nouveau. Les deux slaves riaient, pour autre chose. Il se pencha pour lui effleurer les cheveux de ses lèvres. Il lui lécha l'oreille. Avait-elle des préservatifs? Si, dit-elle. Un dollar pièce. Et puis trente. C'était tout simple. Quelle était sa vie? se dit-il. Ce qui revenait à se demander, comme pour tout le monde, quelle serait sa mort? Il avait presque envie de prier: pas elle! pas celle-ci! Par mesure d'exception, please! La supplication, la bénédiction, le souhait magique, n'importe quoi, si seulement une, une seule de ces choses pouvait avoir de l'effet!

Elle l'emmena au bout d'un couloir, une sorte de soupente. Pas de porte, un rideau. Velours bleu. En face, une glace en pied. La lumière orange d'un plafonnier. Elle lui toucha la main. Il lui passa le billet dans la paume. Elle le vérifia au feu orange, qui n'éclairait guère plus qu'un feu de carrefour. Fronçant les sourcils. Elle approuva, ses beaux yeux noirs profonds brillants qui eussent percé la nuit. D'une fente de sa jupe très serrée de vynil, elle avait du mal à y introduire ses doigts, elle extraya le petit sachet de plastique carré. Du bout de ses larges, cruelles incisives carrées, elle l'ouvrit, laissant une marque de rouge à lèvre sur l'emballage. Il s'amusa à le lui prendre, et le glissa dans sa poche. Le rond délicatement posé entre ses lèvres, elle se passa des gants de plastique jetables, sans se presser. Il se laissa équiper docilement, puis il se mit à genoux devant elle ce qui la surprit et l'inquiéta un peu, et commença de la caresser. Les chevilles, les jambes. Il les lécha doucement, sur leur surface de nylon, et lui baisa les genoux, s'attardant, précisément parce que c'était ce qu'elle avait de plus tectonique, de moins conventionnellement beau. Même sous les bas, il sentait le renflement délicat, incroyablement soyeux, à l'intérieur des genoux. Ses jambes étaient courtes et un peu tortes, ses pieds des pieds de paysanne qui auraient du aller nus, ses mollets forts comme ceux d'un homme, d'un porte-faix, d'un lutteur. C'était de voir sa peau qu'il voulait profiter. Il ne l'avait pas vu assez. Il baisa l'entre-jambe du slip de nylon noir. Peur de s'attarder là. L'inconnu. Point de rassurants serpents. El nino. Zerline. Un certo balsamo... Il songea à sa mère enceinte, sur la cassette. Intimidante, une forteresse en marche. Et cela redevenait ce petit ventre satiné, cet étui triangulaire qu'il couvrait facilement de ses deux mains sous la jupe. Vivant, ce ventre, impatient, tendu et impatient comme un animal prêt à bondir, qui se prête seulement pour un instant à la caresse. Elle se pencha, heureuse sans doute que le beau jeune homme fût un client si agréable, se pencha assez pour lui agacer le visage avec ses seins. Il gardait les yeux ouverts, avidement, pour prendre le plus qu'il pouvait. Elle avait fermé les yeux et riait au plafonnier avec une gaîté légère. Elle aimait ça, elle était surprise, un peu sur ses gardes quand même. Il se releva, il plongea les mains sous ses aisselles. Chaudes, humides, épilées, pleines de choses délicates) Elle se mit au travail docilement, de sa main caoutchoutée. Il aurait crié de plaisir et de surprise à ce contact. Il vint honteusement vite. Quand il sortit des toilettes, elle avait déjà un autre client. Il était noir et petit, nerveux, intense. Il était en smoking, il fumait, il semblait anxieux que ses chaussures fussent proprement cirées. C'était lui-même qu'il regardait dans le miroir: il jugeait du progrès du polissage dans le miroir.

Sheba ce soir-là se montra distraite, troublée sans doute par son après-midi à la Public Library. Ou bien, elle discernait un changement en lui. Il abrégea la séance de devoirs. Il lui dit qu'il avait lui-même un travail à préparer. Pour la dédommager (et pour se faire pardonner dans son esprit la séance de cirage de chaussures) il lui parla de Kant. Un monsieur allemand qui vécut toute sa vie dans une modeste chambre à côté d'une grande université, qui mangeait de la choucroute (il essaya de lui expliquer ce que c'était, elle ne voulut pas le croire) et qui picolait à l'occasion du vin blanc dans les tavernes, et rentrait en vacillant quelque peu sur les pavés, un solitaire, un vieux garçon qui portait une perruque miteuse mal poudrée, et une redingote grise pas toujours très propre (il inventait un peu) un des grands esprits de l'Occident. Lui faire comprendre que les grands hommes de l'Occident n'étaient pas tous riches, dominateurs, et propriétaires d'esclaves. Qu'ils étaient matériellement humiliés, aussi. Lui donner le sens des réalités. Il prenait plaisir à son image de Kant. La ville s'appelait Koenigsberg, continua-t-il, mais elle ne la trouverait pas facilement dans son atlas, c'était maintenant Kaliningrad, du nom d'un révolutionnaire communiste, mais maintenant Kaliningrad elle-même avait été laissée en arrière par l'empire soviétique (elle ne savait absolument rien de l'Union Soviétique, c'était beaucoup trop loin déjà, aussi loin et incertain que l'empire de Darius - même l'Europe de l'Est, et le communisme, elle ne savait pas, elle n'avait jamais entendu) une enclave russe, lui dit-il, au bord de la mer Baltique, entre Lithuanie et Pologne, et bien éloignée de la Russie, peut-être s'appelera-t-elle bientôt de nouveau Koenigsberg, et la petite ne comprenait pas grand chose à ce qu'il disait...

Elle écoutait docilement. Puis il la renvoya au onzième étage. Elle ramassa ses livres et ses cahiers, la mine renfrognée. Il se sentit coupable dès qu'il la vit partir, surtout à cause de sa réticence et de la tristesse de son pas, lorsqu'elle se dirigea vers la porte.

Une heure après s'être couché, il se réveilla en sursaut, sentant une présence. La lumière de la rue éclairait suffisamment la chambre à travers les stores pour qu'il la discernât aussitôt. Elle était assise tout au bout du lit, ses fesses à peine posées sur le fou-ton, aussi légère qu'un oiseau. Elle le regardait, la tête entre les genoux. Il s'assit en sursaut.

- Bon sang, Sheba, souffla-t-il, qu'est-ce que tu fous ici?

Il étendit le bras, il attrapa sa jambe, une de ses mains, sa robe de coton. Elle tremblait très fort. Ses dents claquaient. Ses mâchoires faisaient un bruit de vibration continue, qui l'avait réveillé. Elle se recroquevilla, elle étouffa un cri. Elle était vêtue, une robe, pas une chemise de nuit.

Dans l'obscurité, elle sentait, elle dégageait une odeur douce et puissante, non celle des parfums dont elle s'inondait, cette odeur le surprit, comme un parfum dans l'air de la nuit. Il ne s'en était jamais aperçu. Elle se laissa prendre dans ses bras. Elle ne s'abandonna pas, mais rigide retomba contre lui tout d'un coup, tremblante et ses machoires claquant. Il l'effleura de baisers, il était encore sous le charme puissant d'Avila, le ventre et les cuisses mouillés à force d'avoir médité sur Avila. Il ne voulait pas être distrait d'Avila par un quelconque sentiment de culpabilité. Il effleura la petite de baisers, il lui goûta le cou. Une panique lui prit. Quelle heure était-il? Ta mère est-elle rentrée? Elle secoua la tête. Pas avant trois heures. Elle avait téléphoné, elle était sortie avec des amis, après l'audition.

"Comme ça, mon ventre me brûle!" gémit-elle.

Il n'allait pas lui demander si elle était malade... Il caressa à travers la robe la partie offensante.

Elle se dénoua soudain de sa rigidité, et elle l'embrassa avec feu, avec passion, elle se colla à ses lèvres et commença de sucer sa bouche avec une intensité surprenante. Il la serra, lui donna sa langue, soudain jubilant. La petite courageuse! Qui savait ce qu'elle voulait, qui osait, elle, follement audacieuse, même avec des dents qui claquaient de terreur, confronter son désir, lui bouffer la bouche. Comme elle lui faisait honte, comme il l'admirait, comme il la voulait! Elle ne s'aperçut pas de l'effet qu'elle avait sur lui. Toujours attachée à ses lèvres. Ou bien, elle faisait mine. Ou elle ne savait pas. De ce moment allait dépendre beaucoup de sa vie, à elle. Il se dit qu'il tenait entre ses mains la forme future de sa vie. Il pouvait l'incliner, lui imprimer une courbure définitive. Cette idée l'effrayait. Les chiffres lumineux lui laissaient une bonne heure. Petite démone! Elle cherchait sur lui, sans le savoir, avec une détermination infernale, la trace d'Avila. Animée d'une fureur jalouse. L'amour était infernal. C'était sa curiosité jalouse qui l'avait finalement poussée à cet acte logique et fou.

Il dégagea sa bouche, elle criait doucement, de petits cris de rage et de colère. En colère, croyait-elle, contre sa maman! Elle rêvait de meurtre. Elle disait: "Je te tuerai! Je te tuerai!" "Qui? Moi? - Non, Maman!" (Grace le lui avait dit: souvent, la nuit, elle rêvait de meurtre.) Mais elle s'abandonnait aux caresses, en redemandait. Il se délectait du lobe de l'oreille, du mamelon qu'il fallait dégager, patiemment, avec la langue, au sommet de ces petits cônes durs. Le cou. Les aisselles d'où venaient cette odeur de nuit. Le nombril large et concave. La beauté incroyablement graphique et géométrique de ce sexe noir: des rangées de pastilles noires de poils durs et courts disposées en quinconce absolument régulier, se rejoignant sur les lèvres. Et elle, gonflée, là, juteuse, une ligne, un petit bout de la doublure rose, d'un rose enflammé, dépassant. Corail pointant entre deux valves. Il la caressa légèrement, du bout du nez, avant d'oser sortir la langue. Elle tenait les deux poings sur ses yeux, en tremblant, et réprimant des sanglots. Mais elle se laissait faire. Elle lui coulait sur la langue, doucement.

Lui dire maintenant qu'elle est très belle, qu'il l'aimait plus qu'il n'aimait personne au monde (sans mentionner que c'était à cause de Justus). Lui dire cela en s'éloignant, pour se rhabiller. Il mit la lumière. Elle dit non. - Je veux te voir. Ne veux-tu pas me voir? Tu me trouves laid? dit-il, la forçant à le regarder. Elle riait. Allons, dit-il, regarde-moi encore. Tu ne me trouves pas beau? Tu es difficile, tu sais! Tu me fais de la peine! - Eteint, éteint! dit-elle. Sa couleur, peut-être? La trouvait-elle offensante? Impudique? Si elle la faisait penser à ce poster, sa couleur? Il est vexé, attendri. Il a attrapé, avant d'éteindre, ses jeans et son tee-shirt. Elle attrape son phallus, elle rit, et puis retire la main, dégoûtée, effrayée. Maintenant, dit-il, il faut que tu remontes chez toi. Ne dis rien à ta mère de ce que nous avons fait. Il se sentait misérable, ayant horreur de ce qu'il disait. Trahir Grace. Mais Justus aussi trahissait Grace, Grace avait l'habitude. Elle ne fit aucune difficulté, elle réarrangea son slip et sa robe, docilement, et l'élastique dans ses cheveux. Elle avait la clé de l'appartement, elle était pieds nus, c'était ainsi qu'elle était entrée. Ses orteils. Qu'elle avait donc de jolis pieds. Fins, étroits. Il la ramena dans le hall, et le long de l'escalier de service, interminable, craignant les rencontres, jusqu'au onzième étage. Pas question de prendre l'ascenseur.

La porte n'ouvrait pas. Il fallut sonner. Grace était rentrée et avait mis le loquet de sécurité. Sheba cria: "- C'est moi, Maman!" Ils attendirent longtemps. Ils entendaient toutes sortes de bruits, des choses qui tombaient, des grommellements. A la fin elle ouvrit: givrée selon toute apparence mais rigide de dignité. Elle ne s'était pas encore aperçue de l'absence de Sheba. Daniel ne lui paraissait guère familier, non plus.

- Elle avait peur toute seule. Elle est descendue! dit-il.

- Yeah! Merci! dit-elle. Et claqua la porte.

En redescendant chez lui, il s'arrêta net au milieu d'une marche: il n'y avait pas moyen d'arrêter ce qui venait de se déclencher. Il devait trahir Grace, il l'avait fait déjà. Mais cette trahison n'était rien. Il était allé trop loin déjà. Il était entièrement à sa merci, elle le possédait entièrement. Il avait déjà commis largement de quoi se faire mettre en prison. Il avait molesté un enfant, selon la définition légale de ce pays. Sodomy, ils appelaient ça: tout contact génito-buccal. Le mot lui frappa le cerveau comme un coup de foudre et le laissa aveuglé, étourdi. Il ne servait à rien de ricaner sur leur définition. Un sportif célèbre venait d'écoper d'une sentence de six ans rien que pour ça. Six ans pour viol, six ans pour sodomy-languette, par lui administrée, six ans pour autre chose, cumulatifs. Et encore, la femme n'était-elle pas mineure, et le type n'était pas blanc... Un child molester, et par-delà la barrière raciale en plus: il venait de commettre la dernière abomination. Sans y avoir pensé une seconde en l'accomplissant. Il demeurait un pied sur une marche, un pied sur l'autre, pétrifié.

Shasta, Bess, Caroll: elles hurleraient à l'infâmie, si elles savaient, si elles avaient la moindre idée de ce qui venait de se passer de l'autre côté des cloisons de leurs chambres! Si Grace devenait son ennemie, elles la soutiendraient de toutes leurs forces, de toute leur immense générosité, entr'aide, énergie altruiste et solidaire. Toutes se retourneraient contre lui, elles se transformeraient en furies, ses amies, elles le poursuivraient à mort. Grace qui "avait dormi avec son oncle comme une femme mariée" dans la maison de ses parents. Peut-être Justus lui-même serait-il furieux, jaloux, plein de haine, haine raciale, jalousie sexuelle. Tais-toi, tu es mort, heureusement! Je ne peux pas me préoccuper de tes opinions, en plus... D'ailleurs, c'est ta faute...

Il devenait fou, se dit-il. Il s'exagérait son crime. Quand donc s'était-il retrouvé récemment plongé dans de pareilles affres d'angoisses? Au sujet de Justus, précisément! Lorsqu'il avait appelé Enzo... Il n'osait pas l'appeler encore. Mais il était bel et bien dans la mouise: si Grace se déchaînait contre lui, on ne lui reconnaîtrait aucune excuse, personne! On serait révolté, révulsé! Alors il dirait qu'il avait baisé le sexe de cette enfant pour assurer son bonheur futur, comme qui dirait par un acte magique, avec des intentions profondément charitables, pour que jamais la pauvre petite ne se sente rejetée, mal-aimée, anxieuse d'abandon; en pleine conscience de ses responsabilités, donc: il pouvait toujours essayer cela, en fait de défense! Même, en remontant l'escalier avec elle, elle sautillait devant lui, légère, sur ses pieds nus, il avait la conviction d'avoir agi comme il fallait, il s'était félicité, il avait été tout étourdi de contentement de soi, de satisfaction de soi, et transporté d'espoir: du moment qu'il ne l'avait pas pénétrée, qu'il savait qu'il la baiserait un jour, qu'il s'agissait simplement de temporiser en la gardant heureuse. Quels étaient, dans son cas, les exigences de l'impératif catégorique? Agir de telle manière que votre maxime de conduite puisse être érigée en une loi universelle: agir de telle sorte que l'expérience d'une personne qui sollicite votre amour soit la plus agréable qu'il vous soit possible de lui donner. La plus agréable ou la moins désagréable? Selon la suite que vous désiriez lui donner... C'était raisonnable, non? Il se sentait bon, il était persuadé d'avoir agi moralement... Pas selon les lois strictes de la morale bien-pensante, bien sûr, mais de manière imaginative, généreuse, comme on le lui avait toujours appris... Imprudentes innovations! En réalité, dirait-on, il l'avait inclinée à se tourner toujours vers le sexe, vers le mâle haïssable pour en obtenir les satisfactions majeures de l'existence; aux yeux d'aucuns, il l'avait sabotée... Imbécile! Si je prenais l'avion demain, si je rentrais en France? Si je laissais une note au Prof. Hollinder pour lui dire que je ne pourrai pas me rendre en Papouasie-Nouvelle-Guinée? Si j'allais étudier à Oxford? Et les laisser, elles? La laisser, elle? Folie, folie! Jamais!

Il s'assit en lotus sur son lit. Etre lucide, raisonnable, du moins essayer. Il avait accompli sa fatalité en quelque sorte, qui était de commettre la plus grande idiotie possible, une abomination absolue, ce dont la société où il vivait pouvait avoir le plus horreur. C'était la conséquence de son attitude critique et frivole et négative envers cette société. Sois modeste, imbécile! Non qu'il n'ait partagé généralement ses critiques avec quiconque, mais son attitude méritait d'être punie. C'était l'étrangeté offensée de cette société qui se refermait sur lui, pour l'engloutir. Il s'était permis de remarquer la folie, la médiocrité, l'énormité de l'absurdité ambiante, il en avait même ri à l'occasion, pour lui-même, il s'était cru malin. Il fallait payer le prix. Ne serait-ce qu'en monnaie d'angoisse. Quant à se justifier en disant qu'il était Français, que sodomie, pour lui, cela voulait dire autre chose, cela l'avancerait bien! Un Français, bien sûr! Un compatriote du marquis de Sade, un pervers de naissance, un monstre de lubricité frivole, un ricaneur diabolique, un athée dans ses gènes. Mais non, il y a erreur, je suis un kantien, obéissant au principe de l'impératif catégorique. Les maximes de mes actions peuvent être érigées en loi universelle. Je n'irai pas loin, avec ça! La Loi Universelle, dans un pays dont le système judiciaire était basé sur les Précédents? Des précédents qui de plus s'accomodaient de la pire confusion verbale. Si une femme vous soufflait en ce pays, vous deveniez coupable de sodomy. Pas elle, vous! Vraiment. Les consulats devraient publier des avertissements. Dans une université catholique, à Queens, une équipe de ce sport batard nommé lacrosse avait enivré une étudiante noire et l'avait forcée à accomplir des fellations: ils avaient été accusés de sodomy. Il serait assimilé, lui, à cette racaille ignoble, à cette écume de basses-fosses! Sodomite!

On trouverait même, sans doute, que son cas à lui était pire. Dans la réalité, bien sûr, les conséquences ne seraient pas nécessairement aussi graves qu'il se les figurait: Sheba ne parlerait peut-être pas. Peut-être avait-elle déjà parlé. Peut-être parlerait-elle s'il recommençait, ou de dépit, s'il ne recommençait pas. Il pourrait en parler lui-même, à Grace. Cela reviendrait à s'accuser. Grace réagirait d'une certaine manière, ou d'une autre. Mais sûrement, Grace en parlerait à d'autres, qui lui conseilleraient inévitablement d'agir. Dans le pire des cas, cela l'amènerait en prison. Une prison américaine, lui, un Blanc, pour crime sexuel inter-racial: c'est à dire, marqué pour la violence, le viol, l'horreur! Le sida aussi, en passant! Ah non, jamais! Son cas était absurde, inexistant, mais qu'il fût absurde et inexistant n'y changeait rien! Au contraire: de se fourrer dans une situation absurde, scandaleuse, révélatrice de l'absurdité et de la maladie ambiante, cela précisément ne pouvait être pardonné! Même les efforts qu'il avait fait pour les faire venir ici, Sheba et Grace, vivre dans son immeuble, seraient interprétés comme le plan d'un infâme cynique.

Il décida qu'il n'avait qu'une chose à faire: y voir clair, tâcher de saisir la vérité avant qu'elle ne lui échappe à lui-même, s'asseoir à son ordinateur et écrire le récit détaillé de ce qui venait de se passer. Il pouvait même se l'envoyer en recommandé scellé, le garder pour un procès éventuel. C'était sans doute une idée désastreuse, du point de vue d'une éventuelle défense, mais au moins, il témoignerait ainsi de sa bonne foi, et de ses regrets immédiats. Regrets? Le regret ne l'avait pas effleuré une seconde. Il prit la résolution de tout noter: le poster, la librairie, Kant. Avila? Avila ferait bonne impression, à coup sûr! Non, pas Avila! Donc, il se condamnait à écrire un récit de fiction. Donc, il était incapable d'assumer le moindre de ses actes. Quel pleutre il était devenu! Mourant de mille morts! Un rat de laboratoire dans une cage électrifiée... Zing, zing, zing!




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